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Floris se prit la poitrine à bras-le-corps. Le jour mourant accrocha son regard. « Au lieu de quoi…»

Everard opina. « Ouais. Au lieu de quoi, nous sommes apparus. Nous allons devoir visiter son village, quelques années après qu’elle l’aura quitté, et y séjourner un moment afin de faire la connaissance de sa famille et lui poser quelques questions. Ensuite, peut-être, nous saurons comment la pauvre petite Edh est devenue la terrible Veleda. »

Floris grimaça. « Je crois que je le sais déjà. Dans les… dans les grandes lignes. Je m’imagine sans peine à sa place. Sans doute était-elle déjà plus intelligente, plus sensible que la majorité, oui, et plus dévote aussi, si le terme a un sens chez des païens. Et voilà qu’elle subit cette atrocité, qui l’emplit de terreur, de honte, de désespoir, car son corps mais aussi son esprit ont été soumis à des pulsions bestiales ; mais, soudain, la déesse descend des cieux pour tuer ses bourreaux et la réconforter. Et elle passe ainsi des profondeurs infernales aux hauteurs célestes… Mais avec quelles conséquences ! Cette impression d’être souillée, d’avoir à jamais perdu toute dignité… une femme ne peut oublier cela, Manse. Et c’est encore pire pour elle, car, dans la Germanie de l’âge du fer, le sang et la matrice sont sacrés aux yeux du clan, et le châtiment de la femme adultère, c’est la mort la plus brutale qui soit. On ne lui en voudra pas de ce qu’elle a subi, je suppose, mais on la considérera comme contaminée et… et la dimension surnaturelle de sa mésaventure suscitera la crainte plutôt que la révérence. Les dieux païens sont rusés et souvent cruels. Je me demande si Edh et Heidhin ont tout dit à leurs proches. Peut-être sont-ils restés muets, ce qui ne ferait que rendre plus aigu leur conflit intérieur. »

Everard aurait bien voulu allumer sa pipe, mais il lui aurait fallu la chercher dans la sacoche de son scooter. Floris était trop vulnérable pour qu’il s’éloigne. C’est la première fois qu’elle m’appelle par mon prénom, tant nous avons été soucieux d’éviter toute forme d’intimité. Je parie qu’elle ne s’en est même pas rendue compte. « Vous avez probablement raison, acquiesça-t-il. En même temps, il ne serait question de nier cette intervention surnaturelle. C’est elle qui les a sauvés. Si le corps d’Edh a été souillé, ce n’est pas le cas de son âme. Elle a été jugée digne de la déesse. Cela signifie donc qu’elle a une destinée, qu’elle a été choisie pour accomplir une tâche d’importance. Mais laquelle ? Eh bien, si Heidhin reste à ses côtés et lui ressasse son désir de vengeance… Dans le contexte de sa culture, ça se tient parfaitement. Elle a pour mission de causer la chute de Rome.

— Et jamais elle n’y parviendrait en restant sur son île éloignée de tout, acheva Floris. Une île où elle n’a plus sa place. Elle est donc partie pour l’Ouest, assurée d’être protégée par la déesse. Heidhin l’a accompagnée. A eux deux, ils ont amassé les fonds suffisants pour acheter leur passage sur un navire. Ce qu’ils ont vu en chemin de l’influence romaine n’a pu qu’attiser leur haine et les conforter dans la justesse de leur cause. Mais, en dépit de tout, et bien que ce soit fort rare dans une société comme la leur, je pense qu’il l’aimait sincèrement.

— Sans doute l’aime-t-il toujours. Ce qui est remarquable étant donné que, selon toute évidence, elle n’a jamais accepté de coucher avec lui.

— C’est compréhensible. » Floris soupira. « Après l’expérience qu’elle a eue… quant à lui, jamais il ne prendrait de force un calice de la déesse. J’ai ouï dire qu’il avait épousé une Bructère qui lui avait donné plusieurs enfants.

— Mouais. Enfin, nous avons découvert que c’est en enquêtant sur une anomalie du plénum que nous avons engendré celle-ci. Pour être franc, ce genre de nexus n’est pas sans précédent, loin de là. Raison de plus pour ne pas vous condamner, Janne. Une boucle causale est souvent animée d’une force aussi puissante que subtile. Ce que nous devons faire, c’est l’empêcher d’évoluer en un vortex causal. Nous devons prévenir les événements risquant de déboucher sur Tacite 2, sans pour autant perturber ceux qui sont décrits dans Tacite 1.

— Mais comment ? demanda-t-elle. Oserons-nous encore commettre une ingérence ? Ne devrions-nous pas demander de l’aide aux… aux Danelliens ? »

Everard eut le plus infime des sourires. « Hum, la situation ne me semble pas désespérée à ce point. Nous sommes censés résoudre tous les problèmes à notre portée, vous savez, et ce afin d’économiser le temps propre de nos collègues. Primo, comme je l’ai fait remarquer, il me paraît utile de passer quelque temps sur Öland, pour y faire une enquête de voisinage, si j’ose m’exprimer ainsi. Ensuite, nous reviendrons ici et maintenant, parmi les Bataves, les Romains et… bref, j’ai déjà ma petite idée, mais j’ai besoin d’en discuter avec vous au préalable, et vous aurez un rôle essentiel à jouer par la suite.

— Je tâcherai d’être à la hauteur. »

Ils se turent. L’air se rafraîchit encore. La nuit grimpait le coteau. Les rougeoiements du couchant virèrent au gris. Au-dessus d’eux scintillait l’étoile du soir.

Everard entendit un souffle rauque. Scrutant la pénombre, il vit que Floris tremblait de tous ses membres. « Qu’y a-t-il, Janne ? » Il devinait la réponse à sa question.

Elle se tourna vers les ténèbres. « Toute ces morts et ces souffrances, tous ces deuils et ces chagrins…

— La norme de l’histoire.

— Je sais, je sais, mais… Je croyais que mon séjour chez les Frisons m’avait endurcie, mais aujourd’hui – aujourd’hui pour moi –, j’ai tué des hommes, et ça va me faire perdre le sommeil…»

Il s’approcha d’elle, lui posa les mains sur les épaules, lui murmura des paroles de réconfort. Se retournant vivement, elle lui passa les bras autour du cou. Il ne put faire autrement que de l’étreindre. Lorsqu’elle leva son visage vers lui, il ne put faire autrement que de l’embrasser.

Elle réagit avec passion. Ses lèvres avaient le goût du sel. « Oh ! Manse, oui, oui, je le veux ! N’as-tu pas toi aussi besoin d’oublier pour une nuit ? »

16.

La neige fondue tombait d’un ciel invisible sur une terre que la pluie avait déjà à demi engloutie. L’œil ne tardait pas à se perdre : les prairies monotones, l’herbe jaunie, les arbres dénudés et secoués par le vent, les ruines calcinées d’une maison, tout se fondait dans une grisaille boueuse. Les vêtements étaient impuissants face à l’humidité de l’air. Le vent du nord apportait avec lui l’odeur des marais, de la mer et de l’hiver descendu du Pôle.

Courbé sur sa selle, Everard ramena sa cape sur ses épaules. L’eau gouttant de la capuche formait un rideau devant ses yeux. Son cheval s’enfonçait dans le bourbier jusqu’aux paturons. Pourtant, ce ruban de gadoue était l’allée principale d’une riche villa.

La demeure apparut devant lui. De style méditerranéen, avec toit de tuiles et façade en stuc, elle avait été édifiée par Burhmund à l’époque où il était Civilis, officier et loyal serviteur de Rome. Son épouse en était la matrone, leurs enfants l’emplissaient de rires et de cris. À présent, elle tenait lieu de quartier général à Pétilius Cérialis.

Deux légionnaires étaient postés sous le portique. Imitant leurs camarades à l’entrée principale, ils hélèrent le Patrouilleur lorsqu’il fit halte au pied de l’escalier. « Je suis Everardus le Goth, déclara-t-il. Le général m’attend. »

Le premier lança au second un regard interrogatif. Il opina. « J’ai reçu des instructions en ce sens. En fait, c’est moi qui ai escorté le premier courrier. » Cherchait-il à se faire valoir en donnant ce détail ? Il renifla et éternua bruyamment. Non, son camarade avait dû remplacer à la dernière minute un soldat de rang plus élevé, cloué au lit par la fièvre. Bien que ces deux-là aient des allures de Gaulois, ils paraissaient en piètre forme. Le métal de leur cuirasse était terni, le tissu de leur jupe trempé, leurs bras tremblants de froid et leurs joues creusées par la faim.