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« Tu peux passer, dit le second légionnaire. Nous appellerons un palefrenier pour qu’il s’occupe de ton cheval. »

Everard entra dans un atrium lugubre, où un esclave lui prit sa cape et son poignard. Des hommes assis çà et là, sans doute des officiers d’état-major oisifs, lui jetèrent des regards où il crut déceler un espoir fugitif. Un aide de camp le conduisit dans une pièce de l’aile sud. Il toqua à la porte, eut droit à un « Entrez ! » bourru, obéit et annonça : « Sire, le délégué germain est arrivé.

— Fais-le entrer, gronda la voix. Laisse-nous seuls, mais reste en faction dans le couloir, au cas où. »

Everard entra. La porte se referma derrière lui. Un soupçon de jour s’insinuait par l’unique vitre en verre plombé. On avait placé un peu partout des bougies de suif qui enfumaient et empestaient l’atmosphère. Les ombres se massaient dans les coins et les recoins, rampaient sur une table encombrée de papyrus. L’ameublement se réduisait à deux tabourets et une armoire servant sans doute de garde-robe. Un glaive et son fourreau étaient accrochés au mur, côte à côte. Un brasero avait un peu réchauffé la pièce, qui sentait néanmoins le renfermé.

Cérialis était assis derrière la table. Vêtu d’une tunique et chaussé de sandales, c’était un homme corpulent au visage carré, dont les joues rasées de près étaient creusées de rides. Ses yeux transpercèrent le nouveau venu. « Everardus le Goth, c’est ça ? lança-t-il en guise de salut. Le courrier affirme que tu parles le latin. Il y a intérêt.

— Je le parle. » Il va falloir jouer serré, se dit le Patrouilleur. Ce type se méfiera si je me montre obséquieux, mais il ne me paraît pas du genre à tolérer un indigène trop arrogant. Il doit être à bout de nerf, comme tout le monde. « En me recevant, le général fait preuve de sagesse tout autant que d’amabilité.

— Pour parler franchement, je serais même prêt à discuter avec un chrétien prétendant avoir une proposition à me faire. S’il me racontait des bobards, j’aurais au moins le plaisir de le crucifier. »

Everard feignit de ne pas comprendre. « C’est une secte de Juifs, grommela Cérialis. Tu as entendu parler des Juifs ? Encore un peuple d’ingrats et de mutins. Mais au fait, tu appartiens à une tribu de l’Est. Au nom du Tartare, pourquoi joues-tu les coursiers dans cette région ?

— Je croyais qu’on avait expliqué ce point au général. Je ne suis ni ton ennemi, ni celui de Civilis. J’ai séjourné dans l’Empire ainsi que dans différentes parties de la Germanie. J’ai appris à connaître Civilis, un peu, et certains autres chefs, un peu mieux. Ils m’ont confié le soin de parler en leur nom avec franchise, car je suis un étranger contre lequel tu n’entretiens aucun grief. Et vu que je connais un peu les us romains, ils savent que je ne déformerai point leurs propos. Par ailleurs, je suis un négociant qui souhaite travailler dans cette région. Le retour de la paix et l’assurance de leur gratitude ne peuvent que me bénéficier. »

Voilà qui résumait les démarches qu’il avait entreprises, et qu’il avait pu mener à bien sans trop de difficulté. Les rebelles étaient eux aussi fatigués et découragés. Autant dépêcher ce Goth auprès du commandant des forces impériales, ça ne risquait pas d’aggraver la crise et ça pourrait même la résoudre. Ils avaient envoyé un émissaire au général, et la rapidité avec laquelle celui-ci avait organisé une entrevue n’avait pas été sans les surprendre. Everard, quant à lui, était plus avisé. Grâce à la lecture de Tacite, et à quelques observations aériennes, il savait combien les Romains étaient mal engagés.

« Je sais tout cela ! aboya Cérialis. On ne m’avait pas précisé ce dernier point, c’est tout. Bon, parlons puisqu’il faut parler. Mais je te préviens : si tu recommences à pérorer comme ça, je te fous dehors à coups de pied au cul. Assieds-toi. Et sers-nous un peu de vin. Il n’y a que ça pour rendre supportable ce pays de merde. »

Everard attrapa une splendide carafe de verre et remplit deux coupes d’argent. Le tabouret sur lequel il prit place était tout aussi remarquable et le vin était plus que correct, quoiqu’un tantinet trop liquoreux à son goût. Tout ceci appartenait sans doute à Civilis. À la civilisation.

Jamais je ne serai un chaud partisan des Romains, mais ils apportent aux gens autre chose que les marchands d’esclaves, les publicains et les jeux du cirque. La paix, la prospérité, l’ouverture sur le monde… tout cela ne dure pas, mais quand la marée barbare se retire, on trouve parmi les décombres des livres, des outils, des croyances, des idées, des souvenirs du temps passé, autant de matériaux à partir desquels les générations suivantes reconstruiront le monde. Et parmi ces souvenirs, le plus important est peut-être celui d’une vie qui ne se réduisait pas à la simple survie.

« Donc, les Germains sont prêts à se rendre, c’est ça ? souffla Cérialis.

— Je prie le général de nous excuser si nous lui avons donné cette impression. Nous ne maîtrisons pas toutes les subtilités de la langue latine. »

Cérialis tapa du poing sur la table. « Je te l’ai déjà dit : arrête de tourner autour du pot ! Toi, je parie que tu appartiens à la famille royale de ta tribu. Un descendant de Mercure ou quelque chose comme ça, vu la façon dont tu te comportes. Moi, je suis apparenté à l’Empereur, mais nous sommes tous deux des soldats ordinaires qui avons beaucoup bourlingué. Quand nous discutons en privé, nous ne faisons pas de simagrées. »

Everard hasarda un sourire. « Entendu, sire. Tu n’as pas vraiment mal compris, je le parierais. Alors pourquoi tu n’en viens pas au fait, toi aussi ? Les chefs qui m’envoient n’ont aucune envie de porter le joug, ni d’être enchaînés en vue d’un triomphe. Mais ils aimeraient que cette guerre s’achève.

— Ils ont bien du culot d’exiger des conditions ! Ont-ils seulement les moyens de se battre ? À peine si on voit encore un fantassin dans les parages. La dernière offensive notable de Civilis, c’était cette fichue bataille navale de l’automne dernier. Si la manœuvre m’a surpris, elle ne m’a pas inquiété un seul instant. Il n’en est rien sorti et Civilis a dû se retirer de l’autre côté du Rhin. Depuis lors, nous avons ravagé sa contrée.

— J’ai vu, et j’ai aussi remarqué que tu avais épargné sa villa. »

Cérialis partit d’un rire féroce. « Évidemment. Pour le déconsidérer auprès de ses hommes. Ils vont se demander pourquoi ils persistent à se battre et à mourir pour lui. Je sais qu’ils en ont assez. C’est un groupe de chefs tribaux que tu représentes, pas lui. »

Exact, général, je vois que tu n’es pas un imbécile. « Les messages mettent du temps à parvenir à leurs destinataires. Et puis nous autres, Germains, nous avons coutume d’agir en toute indépendance. Cela ne signifie pas que j’ai pour consigne de le trahir. »

Cérialis but une goulée de vin, reposa bruyamment sa coupe et dit : « Très bien, je t’écoute. Qu’est-ce que tu me proposes ?

— La paix, je te l’ai dit, répondit Everard. Peux-tu te permettre de la refuser ? Tu es dans l’embarras tout autant que tes ennemis. Tu affirmes ne plus voir un seul combattant dans les parages. C’est parce que tu as stoppé ta progression. Tu es coincé dans une contrée vidée de ses ressources, où toutes les routes sont transformées en bourbiers, avec des troupes souffrant du froid, de l’humidité, de la faim, de la fièvre et de l’abattement. Tes problèmes d’approvisionnement tournent au cauchemar et ils ne seront résolus que lorsque l’administration se sera remise de la guerre civile, c’est-à-dire trop tard. » Quel dommage que je ne puisse pas lui citer Steinbeck, le coup des mouches qui ont conquis le papier tue-mouches[10]. « Pendant ce temps, Burhmund, alias Civilis, recrute en Germanie. Tu risques de perdre la partie, Cérialis, tout comme Varus a perdu la sienne dans la forêt de Teutobourg, et avec les mêmes conséquences à long terme. Mieux vaut saisir cette chance de parvenir à un accord. Voilà, c’était assez franc pour toi ? »

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10

Citation de Lune noire (The Moon Is Down, 1942), court roman sur l’occupation de la Norvège par les Allemands. (N.d.T.)