Un couchant précoce embrasait le ciel au-dessus de la forêt. Les branches effeuillées semblaient des os noircis. Dans le pré comme dans l’enclos, les flaques d’eau luisaient d’un rouge terne sous un ciel verdâtre et aussi froid que le vent qui gémissait sur toutes choses. Un vol de corbeaux passa. L’écho de leurs cris résonna un temps après que le crépuscule les eut engloutis.
Un manant apportant de la paille dans sa hutte frissonna, non seulement à cause du froid, mais aussi parce que Wael-Edh venait de passer. Quoique sévère, elle n’était pas méchante, mais elle fricotait avec les Puissances et, en ce moment même, sortait du sanctuaire. Qu’y avait-elle dit, qu’y avait-elle entendu ? Cela faisait des mois que nul homme n’était venu la voir, alors que jadis ils se pressaient autour d’elle. Le jour, elle arpentait son domaine ou s’asseyait sous un arbre, y passant de longues heures toute seule. Telle était sans doute sa volonté… mais pourquoi se conduisait-elle ainsi ? Les temps étaient difficiles, même pour les Bructères. Nombre de guerriers étaient revenus de chez les Bataves et les Frisons porteurs de bien tristes récits, et d’autres n’étaient pas revenus du tout. Et si les dieux se détournaient de leur prêtresse ? Le manant marmonna un charme porte-bonheur et pressa le pas.
La tour se dressait devant elle, noire et lugubre. La sentinelle inclina sa lance pour la saluer. Elle hocha la tête et ouvrit la porte. Dans la salle, deux serfs étaient assis en tailleur devant le foyer, les mains tendues pour se réchauffer. La fumée acre se répandait un peu partout avant d’être évacuée. L’haleine des deux serfs s’y mêlait, à peine visible à la faible lueur des lampes à huile. Ils se levèrent en hâte. « Ma dame désire-t-elle à manger ou à boire ? » demanda l’homme.
Wael-Edh fit non de la tête. « Je vais dormir, annonça-t-elle.
— Nous veillerons sur ta tranquillité », dit la femme. Une promesse inutile, car seul Heidhin oserait monter l’échelle sans y être invité, mais cette femme ne servait Wael-Edh que depuis peu. Elle tendit une lampe à sa maîtresse, qui monta au grenier.
Une trace de jour s’insinuait par la fenêtre, occultée par un carré découpé dans un boyau translucide, et la lampe l’agrémentait d’une nuance jaune. Mais la pénombre régnait déjà dans ce vaste espace, où ses objets personnels prenaient des allures de trolls. Hésitant encore à se coucher, elle posa la lampe sur une étagère et s’assit sur son trépied de sorcière, ramenant sa cape sur ses épaules. Ses yeux fouillaient les ombres mouvantes.
Un souffle d’air sur son visage. Un poids soudain qui fait gémir le parquet. Edh se leva d’un bond. Le trépied tomba à grand bruit. Elle hoqueta.
Une douce lumière rayonnait d’une boule au-dessus des cornes de la créature qui se tenait devant elle. Elle avait deux selles sur le dos. C’était le taureau de Frae, modelé dans le fer, et celle qui le chevauchait n’était autre que la déesse qui le lui avait pris.
« Niaerdh… oh !… Niaerdh…»
Janne Floris descendit du scooter et s’efforça de prendre un air majestueux. La dernière fois, emportée par les événements, elle était apparue vêtue comme une Germaine ordinaire de l’âge du fer. Cela n’avait guère d’importance étant donné les circonstances, mais sans doute Edh l’avait-elle embellie dans son souvenir et, pour cette deuxième visite, elle avait composé sa tenue avec soin. Robe d’un blanc immaculé, ceinture incrustée de joyaux, pectoral d’argent filigrane et diadème posé sur des cheveux couleur d’ambre réunis en deux lourdes tresses.
« N’aie crainte. » Elle s’exprimait dans la langue maternelle d’Edh. « Parle bas. Je suis revenue vers toi, comme promis. »
Edh se redressa, se plaqua les mains sur la poitrine, déglutit une ou deux fois. Ses yeux étaient immenses au centre de son fin visage à la forte ossature. Sa capuche était retombée et la lumière révélait tous les filets gris qui striaient ses cheveux. Quelques secondes durant, elle respira à un rythme saccadé.
Puis un calme étonnant sembla l’investir, une acceptation plus stoïque qu’exaltée, mais néanmoins indéniable.
« J’ai toujours su que tu reviendrais, déclara-t-elle. Je suis prête à partir. » Dans un murmure : « Oh ! oui, tout à fait prête.
— A partir ? répéta Floris.
— Sur la route de l’enfer. Tu vas me conduire vers les ténèbres et la paix. » Un sursaut d’angoisse. « N’est-ce pas ? »
Floris se raidit. « Ach ! ce que j’exige de toi est plus éprouvant que la mort. »
Edh resta silencieuse un moment avant de répondre : « Qu’il en soit fait selon ta volonté. La douleur ne m’est pas inconnue.
— Jamais je ne te ferais souffrir ! » bredouilla Floris. Retrouvant sa gravité : « Tu m’as bien servie durant de longues années. »
Edh opina. « Depuis que tu m’as rendu la vie. » Floris ne put réprimer un soupir. « Une vie brisée et mutilée, j’en ai peur. »
La femme s’anima. « Ce n’est pas pour rien que tu m’as sauvée, je le sais. C’était au nom de tous les autres, n’est-ce pas ? Ces femmes violentées, ces hommes massacrés, ces enfants abandonnés, ces peuples enchaînés. Je devais en leur nom imposer ta vengeance sur Rome. N’est-ce pas ?
— Tu n’en es plus si sûre ? »
Des larmes perlèrent à ses cils. « Si je me trompais, Niaerdh, pourquoi m’as-tu laissée poursuivre ?
— Tu ne te trompais point. Mais entends-moi, mon enfant. » Floris tendit les mains. Edh les prit telle une petite fille confiante. Les siennes étaient glacées et frissonnantes. Floris reprit son souffle. Les paroles majestueuses résonnèrent dans la pièce.
« Il y a un moment pour tout et un temps pour chaque chose sous le ciel : un temps pour enfanter et un temps pour mourir, un temps pour planter et un temps pour arracher le plant, un temps pour tuer et un temps pour guérir, un temps pour saper et un temps pour bâtir, un temps pour pleurer et un temps pour rire, un temps pour se lamenter et un temps pour danser, un temps pour jeter des pierres et un temps pour amasser des pierres, un temps pour embrasser et un temps pour éviter d’embrasser, un temps pour chercher et un temps pour perdre, un temps pour garder et un temps pour jeter, un temps pour déchirer et un temps pour coudre, un temps pour se taire et un temps pour parler, un temps pour aimer et un temps pour haïr, un temps de guerre et un temps de paix[11]. »
Dans les yeux tournés vers elle se lisait une terreur sacrée. « Je t’entends, ô déesse.
— C’est une sagesse très ancienne, Edh. Entends-moi encore. Tu as bien œuvré, tu as semé ce que je souhaitais voir semé. Mais ton ouvrage n’est pas achevé. Tu dois maintenant entamer la récolte.
— Comment ?
— Grâce à la volonté que tu leur as insufflée, les peuples de l’Ouest ont lutté pour leurs droits, jusqu’à ce que les Romains soient prêts à leur restituer ce dont ils les avaient spoliés. Mais les Romains craignent encore Veleda. Tant que tu seras là pour appeler à leur chute, ils n’oseront pas retirer leurs osts. Il est temps pour toi d’appeler à la paix, ma chérie. »
Extase. « Alors ils s’en iront ? Nous en serons débarrassés ?
— Non. Ils continueront de prélever leur écot et de dépêcher des légats parmi les tribus, comme précédemment. » En hâte : « Mais ce seront des hommes droits, et les peuples de cette rive du Rhin tireront bénéfice de la paix et du commerce. »
Edh tiqua, secoua la tête, et ses mains devinrent des serres. « Quoi ? Nous n’aurons ni liberté, ni vengeance ? Déesse, je ne puis…
— Telle est ma volonté, ordonna Floris. Obéis. » Elle adoucit le ton. « Quant à toi, mon enfant, une récompense t’attend : une nouvelle demeure, un lieu de paix et de confort, où tu entretiendras mon autel et qui deviendra le sanctuaire de la paix.