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— Non, bafouilla Edh. Tu… tu le sais sûrement… j’ai fait le serment…

— Explique-toi ! » s’exclama Floris. Au bout d’un temps : « Je veux que tes sentiments soient clairs à tes propres yeux. »

La silhouette tremblante qui lui faisait face recouvra son équilibre. Cela faisait longtemps qu’Edh affrontait menaces et horreurs. Elle pouvait triompher de l’étonnement. Ce fut avec des accents presque nostalgiques qu’elle commença : « Je doute qu’ils aient jamais été…» Puis elle se ressaisit. « Heidhin… il m’a fait jurer que jamais je n’accepterais la paix tant qu’il vivra et tant qu’il y aura des Romains en Germanie. Nous avons mêlé notre sang dans le bosquet voué aux dieux. Ne l’as-tu point su ? »

Rictus de Floris. « Il n’avait pas le droit.

— Il a… invoqué… les Ases…»

Floris afficha son dédain. « Je m’occuperai des Ases. Tu es libérée de ce serment.

— Jamais Heidhin ne… Il a toujours été fidèle durant toutes ces années. » Edh vacilla sur ses jambes. « Voudrais-tu que je le chasse comme un chien ? Car jamais il n’acceptera de faire la paix avec Rome, quoi que décident les hommes ou les dieux.

— Dis-lui que tu agis selon ma volonté.

— Je ne sais pas, je ne sais plus ! » La gorge nouée, Edh s’effondra sur les genoux, la tête sur les cuisses. Ses épaules tremblaient.

Floris leva les yeux. Poutres et chevrons étaient invisibles dans les ténèbres. Toute lumière avait déserté le monde et le froid s’insinuait dans le grenier. Le vent ululait.

« Nous avons un problème, j’en ai peur, dit-elle en mode subvocal. La loyauté est la plus forte des valeurs de ce peuple. Je ne pense pas qu’Edh soit capable de renier ce serment. Sauf à en être irrémédiablement brisée.

— Ce qui la priverait de toute capacité d’agir, enchaîna Everard, et son autorité est indispensable à la conclusion de l’accord de paix. Et puis, cette pauvre femme tourmentée…

— Nous devons convaincre Heidhin de la libérer de son serment. J’espère qu’il consentira à m’écouter. Où est-il ?

— Il est chez lui, je viens de le vérifier. » Ils avaient posé des micros dans sa demeure depuis un bon moment. « Tiens, Burhmund est avec lui – il fait la tournée des chefs d’outre-Rhin en ce moment. Je vais tâcher de voir à quel moment il sera seul.

— Non, attends. C’est peut-être un coup de chance. » A moins que les fils du temps ne se retissent pour retrouver leur configuration correcte. « Vu que Burhmund s’efforce de convaincre les tribus de reprendre le combat…

— Je te déconseille de lui faire le coup de l’épiphanie. Impossible de dire comment il réagirait.

— Bien sûr que non. Il n’est pas question que je me manifeste à lui. Mais s’il voyait Heidhin l’implacable soudain converti au pacifisme…

— Mouais… d’accord. De toute façon, tout ce que nous tenterons sera risqué, alors je me fie à ton jugement, Janne.

— Chut ! »

Edh levait les yeux vers elle. Ses joues étaient striées de larmes, mais elle s’était reprise. « Que puis-je faire ? » demanda-t-elle d’une voix atone.

Floris s’avança vers elle, se pencha et lui tendit à nouveau les mains. Elle l’aida à se relever et l’étreignit durant une bonne minute, lui donnant toute la chaleur qu’elle pouvait lui donner. Puis elle recula d’un pas et déclara : « Ton âme est pure, Edh. Tu n’as pas besoin de trahir ton ami. Nous lui parlerons ensemble. Il ne pourra faire autrement que comprendre. »

La terreur et l’émerveillement se mêlèrent en Edh. « Toutes les deux ?

— Est-ce bien sage ? intervint Everard. Mouais, sans doute – sa présence à tes côtés donnera plus de force à ton argument.

— L’amour est parfois plus fort que le sentiment religieux, Manse », répliqua Floris.

S’adressant à Edh : « Viens, enfourche ma monture. Passe-moi les bras autour de la taille.

— Le taureau sacré, souffla Edh. Ou le cheval d’enfer ?

— Non, fit Floris. Je te l’ai dit : la route qui t’attend est plus éprouvante que celle qui mène aux profondeurs. »

18.

Le feu bondissait en crépitant dans la tranchée creusée au milieu de la demeure de Heidhin. La fumée s’élevait péniblement vers les lucarnes, s’attardant et rendant étouffant un air que les flammes ne parvenaient guère à réchauffer. Leur éclat rouge luttait avec les ténèbres parmi les poutres et les piliers. Il effleurait les hommes assis sur les bancs et les femmes qui leur servaient à boire. La plupart restaient muets. Bien que la demeure de Heidhin fût aussi majestueuse qu’un palais royal, on y trouvait d’ordinaire moins de joie que dans la hutte d’un manant. Ce soir-là, il n’y en avait aucune. Dehors, le vent hurlait dans une noirceur absolue.

« Rien n’en sortira, hormis une trahison », gronda Heidhin.

Assis à côté de lui, Burhmund secoua lentement sa tête grisonnante. Le feu parait d’écarlate l’iris laiteux de son œil aveugle. « Je ne sais, répondit-il. Cet Everard est un homme étrange. Peut-être parviendra-t-il à obtenir autre chose.

— Le mieux que puisse rapporter un émissaire, quel qu’il soit, c’est un refus. Toute autre réponse causerait notre ruine. Jamais tu n’aurais dû le laisser partir.

— Comment aurais-je pu l’en empêcher ? Ce sont les chefs de tribu qu’il a consultés et qui l’ont envoyé. Je te l’ai dit, je n’ai appris la chose que récemment, alors que j’avais déjà entamé cette tournée. »

Les lèvres de Heidhin se retroussèrent. « Ils ont osé !

— Ils en avaient le droit. » La réponse de Burhmund tomba à plat. « Le fait qu’ils discutent avec l’ennemi ne signifie pas qu’ils se parjurent. Et, avec le recul, si j’avais été avisé plus tôt de leur initiative, je ne pense pas que j’aurais cherché à l’interdire. Ils sont las de cette guerre. Peut-être qu’Everard leur apportera un espoir. Moi aussi, je suis mort de fatigue.

— Tu me déçois », jeta Heidhin.

Burhmund ne manifesta aucune colère, car le frère de sang de Wael-Edh était presque aussi craint qu’elle. « Tu as la critique facile, dit posément le Batave. Ta demeure n’a pas été frappée. Le fils de ma sœur a péri en m’affrontant. Mon épouse et mon autre sœur sont retenues en otage à Colonia ; je ne sais si elles sont encore en vie. Ma patrie est ravagée. » Il fixa des yeux sa corne. « Les dieux en ont-ils fini avec moi ? »

Heidhin devint rigide comme une lance. « Seulement si tu renonces. Ce que jamais je ne ferai. »

On toqua à la porte. L’homme le plus proche du seuil s’empara d’une hache et alla ouvrir. Le vent s’engouffra dans la salle ; les flammes jaillirent et crachèrent des étincelles. La silhouette qui s’avança était liserée de grisaille.

Heidhin se leva d’un bond. « Edh ! s’écria-t-il en courant vers elle.

— Ma dame », murmura Burhmund. Un grondement sourd parcourut la salle. Les hommes se levèrent.

Tête nue, elle s’avança le long de la tranchée. Tous virent qu’elle était raide et livide, que son regard était fixé sur l’au-delà. « Comment… comment es-tu venue ici ? » bredouilla Heidhin. En le découvrant ainsi secoué, lui, l’inflexible, tous sentirent leur cœur frémir. « Comment… et pourquoi ? »

Elle fit halte. « Je dois te parler, à toi seul. » Le destin résonnait dans sa voix éteinte. « Suis-moi. Toi et personne d’autre.

— Mais… tu… que…

— Suis-moi, Heidhin. De grandes choses se préparent. Vous autres, attendez ici. » Wael-Edh fit demi-tour et ressortit.