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Quant à lui, ce moment de détente n’avait en rien affecté sa vivacité. Bien au contraire. Il lui avait permis de se faire une idée du milieu de son interlocutrice, de la ville qui l’avait vue naître, et ainsi de mieux l’appréhender. C’était indispensable. Sans doute devraient-ils travailler en étroite collaboration.

En quittant le Museumplein, il emprunta le Singelgracht et traversa une partie du Vondelpark. Le soleil faisait étinceler l’eau, les feuilles et l’herbe. Un jeune couple dérivait en canot, lui ramant et elle rêvassant ; un couple plus âgé se promenait main dans la main sous des arbres plus que centenaires ; quelques cyclistes passèrent près de lui, laissant dans leur sillage l’écho de leurs rires. Il repensa au Oude Kerk, aux Rembrandt et aux Van Gogh qu’il n’avait pas encore vus, à toute cette vie qui palpitait dans la cité, hier comme demain, à tout ce qui la nourrissait et lui donnait forme. Et il sut que cette réalité n’était qu’une brise spectrale, une onde diffractée dans un espace-temps abstrait, instable, une multiple splendeur à tout instant susceptible non seulement de disparaître, mais aussi de n’avoir jamais existé.

Les tours ennuagées, les palais somptueux, Les temples solennels et ce grand globe même Avec tous ceux qui l’habitent, se dissoudront, S’évanouiront tel ce spectacle incorporel Sans laisser derrière eux ne fût-ce qu’un brouillard[1]

Non ! Pas question de sombrer dans la morosité. Cela ne ferait que le troubler dans l’accomplissement de son devoir, lequel consistait à sauvegarder sa propre existence par les moyens les plus pragmatiques possibles. Il pressa le pas.

L’immeuble qu’il recherchait était sis dans une rue des plus élégante, datant des années 1910. A en croire la liste des occupants affichée dans le hall, Janne Floris demeurait au quatrième étage. La profession figurant sur sa plaque était bestuurder – administratrice ; si elle était salariée de la compagnie de Ten Brink, ce n’était là qu’une couverture.

Everard savait seulement qu’elle était spécialiste de l’âge du fer romain, une période où l’archéologie de l’Europe du Nord commençait plus ou moins à se confondre avec son histoire écrite. Il avait été tenté de consulter ses états de service, ce qu’il était autorisé à faire dans certaines limites. Ce milieu-là ne devait pas être facile pour une femme, en particulier une scientifique venant d’un avenir relativement éloigné. Finalement, il y avait renoncé, préférant attendre qu’ils aient fait connaissance. Mieux valait que sa première impression soit la plus directe possible. En outre, peut-être n’avait-il pas affaire à une crise grave. Peut-être que son enquête conclurait à une erreur d’interprétation, à un malentendu ne nécessitant aucune action correctrice.

Il se planta devant la porte et sonna. Elle ouvrit. L’espace d’un instant, tous deux restèrent muets.

Était-elle aussi surprise que lui ? S’était-elle attendue à une sorte de surhomme plutôt qu’à un type quelconque, au nez cassé et aux allures de plouc américain ? Lui n’aurait en tout cas jamais cru se retrouver nez à nez avec une magnifique blonde vêtue d’une robe élégante.

« Comment allez-vous ? articula-t-il en anglais. Je suis…»

Elle sourit, révélant des dents larges et éclatantes. Nez mutin, front haut – ses traits n’étaient pas empreints d’une beauté conventionnelle, hormis ses yeux aux nuances turquoise, mais il les trouvait néanmoins admirables, et sa carrure était celle d’une Junon athlétique. « L’agent Everard, acheva-t-elle à sa place. Très honorée, monsieur. » Elle s’exprimait avec une chaleur dénuée de toute obséquiosité et, lorsqu’elle lui serra la main, ce fut comme à un égal. « Soyez le bienvenu. »

En passant près d’elle pour entrer, il remarqua qu’elle n’était plus de la première jeunesse. Son teint clair avait connu bien des intempéries, de fines rides soulignaient ses yeux et encadraient ses lèvres. Eh bien, il lui avait sûrement fallu pas mal d’années pour atteindre le rang qui était le sien, et le traitement antisénescence n’effaçait pas tous les outrages du temps.

Une fois au salon, il explora les lieux du regard. Des meubles simples et confortables, comme chez lui, mais pas aussi avachis, et pas le moindre souvenir de voyage. Peut-être ne souhaitait-elle pas expliquer leur provenance à ses visiteurs… et à ses amants ? Il reconnut sur les murs la copie d’un paysage de Cuyp et une photographie astronomique des Dentelles du Cygne. Parmi les nombreux livres de sa bibliothèque, il identifia des œuvres signées Dickens, Mark Twain, Thomas Mann, Tolkien. Dommage que les titres en néerlandais ne lui évoquent rien.

« Veuillez vous asseoir, dit Floris. Vous pouvez fumer. J’ai fait du café, mais, si vous préférez du thé, c’est l’affaire de quelques minutes.

— Du café, ce sera très bien, merci. » Everard prit place dans un fauteuil. Elle rapporta de la cuisine une cafetière, des tasses, de la crème et du sucre, posa le tout sur une table basse et s’assit sur un sofa en face de lui.

« Préférez-vous l’anglais ou le temporel ? » s’enquit-elle.

Il aimait ses manières, directes sans être brusques. « Restons à l’anglais pour le moment. » La langue de la Patrouille était conçue pour tenir compte de la chronocinétique et des paradoxes qui lui étaient associés, mais, pour ce qui était de la dimension humaine, se révélait aussi inadéquate que tous les autres langages artificiels. (Un espérantiste qui se tape sur le doigt avec un marteau ne va pas crier : « Excremento ! ») « Ce que je souhaite, c’est me faire une idée de la nature exacte de notre affaire.

— Eh bien… je pensais que vous l’auriez déjà évaluée. Je ne conserve ici que des photos et des objets de petite taille – le genre de souvenir qu’on rapporte à l’issue d’une mission, des choses qui n’ont aucune valeur scientifique mais pour lesquelles on éprouve un attachement sentimental. C’est toujours comme ça, non ? » Everard opina. « Si je les sors de leur tiroir, peut-être que ça vous donnera une première impression du milieu considéré, et que ça me rappellera certaines observations susceptibles de vous être utiles. »

Il sirota son café, un café chaud et fort, comme il l’aimait. « Bien raisonné. Mais nous verrons cela un peu plus tard. Si cela est possible, je préférerais entendre un compte rendu de vive voix. Pour ce qui est des détails, de l’analyse historique et de la nature du risque, je serai mieux à même de les évaluer par la suite. » En d’autres termes, je n’ai rien d’un intellectuel, je ne suis qu’un fils de fermier du Middle-West qui a fait des études d’ingénieur avant de se reconvertir en flic.

« Mais je ne me suis pas encore rendue sur place, protesta-t-elle.

— Je sais. Aucun Patrouilleur ne l’a encore fait, n’est-ce pas ? Mais vous avez été informée du problème et, vu votre expérience et la nature de votre expertise, je suis sûr que vous l’avez déjà bien étudié. Cela fait de vous l’équivalent d’une observatrice de premier plan. »

Everard se pencha vers elle. « Okay, reprit-il, voici ce que je peux vous dire. Le Commandement régional m’a demandé d’ouvrir une enquête. Il a été avisé de certaines incohérences dans une chronique de Tacite et cela l’inquiète. Les événements concernés ont rapport aux Pays-Bas durant le Ier siècle apr. J.C. C’est-à-dire votre terrain d’études. En outre, nous sommes plus ou moins contemporains…» Nos dates de naissance sont séparées par une génération, c’est ça ? «… de sorte que nous devrions pouvoir coopérer de façon efficace. C’est pour ça que j’ai été choisi quand on a décidé de faire appel à un non-attaché. » Il désigna David Copperfield dans la bibliothèque. Autant lui montrer que tous deux avaient certaines choses en commun. « “ Barkis veut bien ”, cita-t-il. Je vous ai aussitôt contactés, Ten Brink et vous, et j’ai débarqué dans la foulée. Peut-être aurais-je dû commencer par réviser mon Tacite. Je l’ai lu, certes, mais c’était il y a belle lurette et je n’en conserve plus qu’un vague souvenir. J’ai jeté un petit coup d’œil au passage qui nous intéresse, mais ce brave homme n’était pas toujours très clair, pas vrai ? Allez, mettez-moi au parfum. Et si vous répétez des choses que je sais déjà, ça n’aura rien de dramatique. »

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1

Shakespeare, La Tempête, acte IV, scène 1, trad. Pierre Leyris, Garnier-Flammarion. (N. d. T.)