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Burhmund et ses hommes chevauchaient vers l’ouest. Les sabots de leurs montures frappaient d’un bruit sourd le sol d’une chaussée creusée d’ornières. Leur haleine formait de petites nuées qui festonnaient leurs barbes de givre. Le métal de leurs armes avait une lueur terne. Ils parlaient peu. Vêtus de fourrures et de lainages hirsutes, ils venaient d’émerger de la forêt et gagnaient le fleuve.

Celui-ci était enjambé par un pont mutilé. Des piliers en son centre, on avait ôté le tablier. Sur l’autre rive, le spectacle était le même. Les ouvriers responsables de cette démolition avaient rejoint les légionnaires postés à l’ouest. Tout comme les Germains, ils étaient peu nombreux. Leurs cuirasses renvoyaient la lumière, mais leurs jupes, leurs capes et leurs chausses étaient sales et usées. Sur les casques des officiers, les plumes avaient des couleurs fanées.

Burhmund tira les rênes de son cheval, mit pied à terre et s’avança sur son moignon de pont. Ses bottes faisaient résonner les planches d’un son creux. Il vit que Cérialis l’attendait déjà de l’autre côté. Un geste amical de sa part, vu que c’était Burhmund qui avait demandé à parlementer – mais cela ne signifiait pas grand-chose, car tous deux souhaitaient pareillement cette rencontre.

Burhmund fit halte au bord de l’eau. Les deux hommes, deux colosses, se dévisagèrent, séparés par trois ou quatre mètres d’air glacial. A leurs pieds, le fleuve filait vers la mer en gazouillant.

Le Romain décroisa les bras et tendit la main droite. « Ave, Civilis ! » salua-t-il. Habitué à haranguer ses troupes, il n’avait aucune peine à faire porter sa voix.

« Ave, Cérialis ! répondit Burhmund sur le même ton.

— Tu souhaites discuter des conditions, déclara Cérialis. Il n’est pas aisé de négocier avec un traître. »

Il parlait d’un ton neutre, et cette entrée en matière était en fait une ouverture. Burhmund saisit l’occasion. « Mais je ne suis pas un traître », répondit-il en latin. Il fit remarquer à son interlocuteur que celui-ci n’était pas le légat de Vitellius, mais celui de Vespasien. Et Burhmund le Batave, autrement dit Claudius Civilis, entreprit d’énumérer tous les services qu’il avait rendus au fil des ans à Rome et à son nouvel Empereur.

III

Il était une fois un homme appelé Gutherius qui allait souvent chasser dans la forêt, car il était pauvre et ses arpents de terre rendaient peu. Par un jour venteux d’automne, il partit en chasse, armé d’un arc et d’une lance. Il ne s’attendait pas à rapporter du gros gibier, car celui-ci se faisait rare et de plus en plus méfiant. Il comptait poser des collets pour prendre des lièvres et des écureuils, revenant les lever après avoir poussé un peu plus loin, dans l’espoir de tuer un coq de bruyère ou autre volatile. Toutefois, s’il tombait sur un gibier de choix, il ne serait pas pris au dépourvu.

Sa route l’amena à longer une baie. Les vagues se fracassaient sur les récifs dans le lointain, faisant pleuvoir leur écume sur les eaux plus calmes en bord de plage, et ce bien que la marée fût descendante. Une vieille femme au dos voûté marchait sur la grève, sans doute en quête d’une pitance, des moules ou un poisson pas trop abîmé. La bouche édentée, les doigts faibles et noueux, elle se déplaçait comme si chaque pas lui coûtait. Ses guenilles flottaient au vent mauvais.

« Bonjour, grand-mère, lui dit Gutherius. Comment vas-tu ?

— Pas bien du tout, lui répondit l’aïeule. Si je ne trouve rien à me mettre sous la dent, je serai morte avant d’être rentrée chez moi.

— Ah ! ce serait grande pitié », dit Gutherius. Il attrapa dans sa besace un bout de pain et un morceau de fromage. « Je vais te donner la moitié de ce que j’ai.

— Tu as bon cœur, déclara-t-elle d’une voix tremblante.

— Je me rappelle ma pauvre mère, et un tel acte honore Nehalennia.

— Ne pourrais-tu me donner tout ce que tu as ? implora-t-elle. Après tout, tu es jeune et vigoureux.

— Non. Je dois conserver ma vigueur si je veux nourrir ma femme et mes enfants, répondit Gutherius. Prends ce que je te donne et sois-en reconnaissante.

— Si fait. Et pour ton acte de charité, tu seras récompensé. Mais comme tu n’as pas voulu tout donner, par le malheur tu seras frappé.

— Tais-toi ! » Gutherius prit ses jambes à son cou et fuit ces sinistres paroles.

Arrivé dans la forêt, il emprunta des sentiers qui lui étaient familiers. Soudain, un cerf jaillit d’un fourré. C’était un animal splendide, presque aussi grand qu’un élan et blanc comme la neige. Ses bois se dressaient telles les branches d’un grand chêne. « Holà ! » s’écria Gutherius. Il laissa filer sa lance, mais rata son coup. Le cerf ne s’enfuit pas en bondissant. Il restait devant lui, à peine visible parmi les ombres. Gutherius prit son arc, encocha une flèche et tira. L’animal partit en entendant vibrer la corde. Mais il ne courait pas plus vite qu’un homme, et Gutherius ne retrouvait pas sa flèche. Pensant qu’il avait sans doute atteint sa cible, il résolut de traquer sa proie blessée. Il ramassa sa lance et se mit à courir.

Et la traque dura, dura, le conduisant peu à peu au cœur de la forêt. Toujours le cerf blanc l’aiguillonnait au loin. Le plus étrange dans l’histoire, c’est que Gutherius ne semblait point se fatiguer, n’était jamais à bout de souffle, courait toujours à la même allure. Grisé par la chasse, il oubliait tout et n’était plus lui-même.

Le soleil sombra. Le crépuscule monta. Comme le jour fléchissait, le cerf partit soudain à toute vitesse et disparut. Le vent sifflait parmi les branches. Gutherius fit halte, subitement terrassé par la fatigue, la faim et la soif. Il vit qu’il était perdu. « Cette vieille sorcière m’a-t-elle jeté un sort ? » se demanda-t-il. La peur s’empara de lui, plus glaciale encore que les ténèbres montantes. Il s’enroula dans sa couverture, mais ne put fermer l’œil de la nuit.

Le matin venu, il erra dans la forêt, sans jamais trouver de lieu qui lui fut familier. En fait, il semblait avoir échoué dans un autre monde. Nul rongeur pour faire frémir les buissons, nul oiseau pour chanter sur les branches, rien que le vent qui secouait les frondaisons et faisait choir les feuilles mortes. Pas une noix, pas une baie, même pas un champignon, rien que la mousse sur les troncs pourris et les rochers difformes. Les nuages occultaient le soleil, l’empêchant de s’orienter. Il courut à perdre haleine.

Puis, à la tombée du soir, il trouva une source. Il se jeta à plat ventre pour apaiser sa soif dévorante. Retrouvant en partie ses esprits, il parcourut les lieux du regard. Il venait d’entrer dans une clairière, d’où il pouvait voir le ciel qui s’éclaircissait. Sur un écrin violine scintillait l’étoile du soir.

« Nehalennia, prends pitié de moi, supplia-t-il. Je t’offre ce que j’aurais dû donner sans rechigner. » Il était si assoiffé qu’il n’avait pu avaler son pain ni son fromage. Il les émietta sous les arbres pour que les créatures de la forêt s’en nourrissent. Puis il s’endormit près de la source.

Durant la nuit éclata une violente tempête. Les arbres s’agitaient en grognant. Les branches cassées filaient sur les ailes du vent. Une averse de lances tombait du ciel. Gutherius se chercha un abri à l’aveuglette. Il heurta un arbre qui lui parut creux. Il y resta blotti toute la nuit.