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Le jour se leva, calme et ensoleillé. Mousse et brindilles étaient constellées de gouttes de pluie irisées. Une foule d’ailes traversait le ciel. Comme Gutherius étirait son corps moulu, un chien sortit d’un fourré et s’approcha de lui. Ce n’était pas un bâtard, mais un grand lévrier gris. La joie envahit l’homme. « Qui es-tu ? demanda-t-il. Mène-moi à ton maître. »

Le chien fit demi-tour et partit en trottinant. Gutherius le suivit. Ils débouchèrent sur une coulée et la suivirent. Mais pas un instant il ne vit trace d’une présence humaine. Une certitude se fit en lui. « Tu es le chien de Nehalennia, s’aventura-t-il à dire. Elle t’a ordonné de me reconduire chez moi, ou du moins de m’aider à trouver des baies ou des noix pour apaiser ma faim. Je remercie la déesse. »

En guise de réponse, le chien continua de trottiner. Mais les espoirs de l’homme ne se réalisèrent point. Au bout d’un temps, la forêt s’éclaircit. Il entendit le bruit des vagues et sentit le parfum des embruns. Bondissant de côté, le chien disparut dans les buissons. Gutherius poursuivit sa route. Aussi épuisé fût-il, l’espoir renaissait en lui, car s’il longeait la côte en direction du sud, il finirait par atteindre un village de pêcheurs où vivait une partie de sa famille.

Une fois sur la grève, il s’arrêta, interdit. Un navire s’était échoué sur les hauts-fonds, poussé là par la tempête, démâté et hors d’état de naviguer quoique en grande partie intact. L’équipage avait survécu. Mais les marins semblaient désespérés, car ils étaient étrangers et ignoraient tout de cette côte.

Gutherius alla vers eux et découvrit leur malheur. Il leur fit comprendre par signes qu’il pourrait leur servir de guide. Ils le nourrirent et une partie d’entre eux le suivirent en emportant des provisions, l’autre montant la garde près de l’épave.

C’est ainsi que Gutherius obtint la récompense à lui promise, car ce navire transportait une riche cargaison, et le procurateur décida que l’homme qui avait sauvé l’équipage devait en avoir sa part. Gutherius se dit que la vieille femme n’était autre que Nehalennia en personne.

Comme elle est la déesse des navires et du commerce, il investit sa fortune dans un navire qui commerçait avec la Bretagne. Et ce navire ne connut par la suite que le beau temps et les vents favorables, et les produits qu’il transportait furent toujours vendus à bon prix. Gutherius devint un homme riche.

Conscient de la dette qu’il avait envers Nehalennia, il lui fit édifier un autel, où il déposait de généreuses offrandes à l’issue de chaque voyage ; et, chaque fois qu’il voyait briller l’étoile du soir ou l’étoile du matin, il s’inclinait devant elles, car elles aussi appartiennent à Nehalennia.

Ainsi que les arbres, la vigne et ses fruits. Ainsi que la mer et les navires qui la labourent. Ainsi que le bien-être des mortels et la paix qui règne parmi eux.

20.

« Je viens juste de recevoir ta lettre, avait dit Floris au téléphone. Oh ! oui, Manse, viens dès que tu le pourras. » Everard ne perdit pas de temps dans les aéroports. Glissant son passeport dans sa poche, il fila à l’antenne de New York pour gagner celle d’Amsterdam d’un saut spatio-temporel. Il se procura de l’argent hollandais et appela un taxi pour aller chez elle.

Lorsqu’elle lui ouvrit la porte et l’embrassa, il remarqua que le bref baiser qu’elle lui accorda était plus affectueux que passionné. Il n’aurait su dire s’il en était surpris ou non, ni même s’il en était déçu ou soulagé. « Bienvenue, bienvenue ! lui souffla-t-elle dans l’oreille. Ça fait si longtemps ! » Mais elle n’avait fait que l’effleurer de son corps toujours aussi souple. Il sentit son pouls qui ralentissait.

« Tu as l’air en pleine forme, comme d’habitude », déclara-t-il. C’était la pure vérité. Une courte robe noire moulait ses galbes et faisait ressortir ses tresses couleur d’ambre. En guise de bijoux, elle ne portait qu’une broche d’argent représentant un oiseau-tonnerre. En son honneur ?

Elle esquissa un petit sourire. « Tu es gentil, mais regardes-y de plus près. Je suis fatiguée et j’ai bien besoin de vacances. »

En examinant ses yeux turquoise, il les trouva hantés. Qu’a-t-elle donc vu depuis que nous nous sommes séparés ? Qu’est-ce qui m’a été épargné ? « Je comprends. Ouais, et mieux que je ne le souhaiterais. J’aurais dû rester avec toi pour te donner un coup de main. »

Elle secoua la tête. « Non. Je l’ai compris tout de suite et je n’ai pas changé d’avis. Une fois la crise résolue, la Patrouille a toujours des tâches plus urgentes pour un agent non-attaché. Tu avais certes l’autorité nécessaire pour poursuivre cette mission jusqu’au bout, mais tu savais que ton temps propre était trop précieux. » Nouveau sourire. « Ce cher vieux Manse et son sens du devoir. »

Alors que toi, en tant qu’agent spécialiste maîtrisant le milieu considéré, tu devais achever de boucler le dossier. Avec l’assistance de tes collègues chercheurs et d’auxiliaires nouvellement formés – pas très bien, je parie –, tu as dû suivre le cours des événements ultérieurs ; vérifier qu’il était conforme au compte rendu de Tacite 1 ; sans doute es-tu intervenue çà et là, de temps à autre, toujours avec prudence ; jusqu’à ce que ce fameux cours soit sorti de sa zone d’instabilité et que tu puisses le laisser reprendre sans danger.

Oh ! oui, tu les as bien méritées, tes vacances.

« Combien de temps es-tu restée sur le terrain ? demanda-t-il.

— De 70 à 95 apr. J.C. En faisant pas mal de sauts de puce, naturellement, ce qui fait qu’en temps propre, j’y ai passé… un peu plus d’un an. Et toi, Manse ? Qu’as-tu fait pendant ce temps ?

— Franchement, pas grand-chose à part récupérer, avoua-t-il. Je savais que tu reviendrais cette semaine à cause de tes parents, sans parler de tes obligations publiques, alors j’ai sauté à la date idoine, je t’ai laissé quelques jours de répit et puis je t’ai écrit. »

Aurais-je abusé ? D’accord, je me suis remis de mes épreuves, mais je suis plus endurci ; les atrocités de l’histoire m’affectent beaucoup moins. En outre, tu les as endurées plus longtemps que moi…

On eût dit qu’elle regardait au-delà de son visage. « Tu es adorable. » Partant d’un petit rire, elle le prit par les mains. « Mais pourquoi on reste debout ? Viens, mettons-nous à l’aise. »

Ils gagnèrent le salon peuplé de livres et de gravures. Sur la table basse, elle avait disposé une cafetière, des amuse-gueules, divers accessoires, une bouteille de son scotch préféré – oui, c’était bien du Glenlivet, et pourtant, il ne se souvenait pas lui en avoir parlé. Ils s’assirent côte à côte sur le sofa. Elle s’étira et se fendit d’un sourire rayonnant. « A l’aise ? répéta-t-elle. Ce n’est pas de l’aise, c’est du luxe. Voilà que je réapprends à apprécier mon époque natale. »

Se détend-elle vraiment, ou bien fait-elle semblant ? Moi, en tout cas, je n’y arrive pas.  Everard resta perché au bord de son siège. Il leur servit du café, s’accorda une dose de whisky. Comme il la questionnait du regard, elle fit non de la tête. « Il est un peu tôt pour moi, dit-elle.

— Hé ! je n’allais pas te proposer une cuite, lui assura-t-il. Je pensais qu’on bavarderait un moment, puis qu’on irait dîner ensemble. Et si on retournait dans ce petit restaurant antillais ? Mais, si tu préfères, je saurai faire honneur à un  rijstaffel.

— Et ensuite ? demanda-t-elle à voix basse.

— Eh bien, euh…» Il sentit ses joues s’empourprer.

« Tu comprends pourquoi je dois garder les idées claires.