— Janne ! Me crois-tu capable de…
— Non, bien sûr que non. Tu es un homme honorable. Trop honorable pour ton bien, j’ai l’impression. » Elle posa une main sur son genou. « Nous allons bavarder, comme tu le suggères. »
La main se retira avant qu’il ait eu le temps de l’étreindre. La fenêtre était ouverte sur la douceur du printemps. La rumeur de la circulation sonnait comme une lointaine marée.
« Il ne sert à rien de feindre la joie, dit-elle au bout d’un temps.
— Sans doute. Autant passer aux affaires sérieuses. » Bizarrement, cette décision le détendit d’un rien. Il se carra dans son siège, son verre à la main. Ce nectar était de ceux qu’on hume autant qu’on les déguste.
« Que vas-tu faire ensuite, Manse ?
— Qui sait ? La Patrouille n’est jamais à court de problèmes. » Il se tourna vers elle. « Ce qui m’intéresse, c’est ce que tu as accompli. De toute évidence, tu as réussi ton coup. S’il avait subsisté des anomalies, j’en aurais été informé.
— D’autres exemplaires de Tacite 2, par exemple ?
— Rien à signaler de ce côté-là. L’unique manuscrit existe toujours, ainsi que les transcriptions réalisées par la Patrouille, mais ce n’est plus désormais qu’une curiosité. »
Il la sentit frémir. « Un objet sans cause définie, surgi du néant sans raison aucune. Quel univers terrifiant que le nôtre !
Il était plus commode de tout ignorer des réalités variables. Parfois, je regrette d’avoir été recrutée.
— Notamment lorsque tu es amenée à découvrir certains épisodes. Je sais. » Elle avait sur les lèvres un pli amer, qu’il aurait voulu chasser par un baiser. Dois-je essayer ? Et y parviendrai-je ?
« Oui. » Sa tête se releva, sa voix vibra. « Puis je pense aux contrées que je peux explorer, aux choses que je peux découvrir, aux gens que je peux aider, et je suis à nouveau heureuse.
— Brave fille. Eh bien, raconte-moi tes aventures. » Ça nous permettra d’aborder la vraie question en douceur. « Je n’ai pas encore consulté ton rapport, car je préférais entendre ce récit de ta propre voix. »
Elle fléchit à nouveau. « Je te conseille de le lire si ça t’intéresse vraiment, dit-elle en se tournant vers la photo des Dentelles du Cygne.
— Hein ?… Oh ! C’est encore trop dur d’en parler.
— Oui.
— Mais tu as réussi. Tu as sécurisé l’histoire, tu l’as remise sur les rails en dispensant la paix et la justice.
— Une mesure de paix et de justice. Pour un temps.
— C’est le mieux que puisse espérer le genre humain, Janne.
— Je sais.
— Passons sur les détails. » Sont-ils si horribles que cela ? J’ai eu l’impression que la reconstruction s’était plutôt bien passée, et que le pays batave s’est assez bien débrouillé au sein de l’Empire jusqu’à la chute de celui-ci. « Mais tu ne peux pas m’en dire un peu plus ? Que sont devenus les gens que nous avons croisés ? Burhmund, par exemple…»
Floris sembla se rasséréner quelque peu. « On lui a accordé l’amnistie, comme à tous les autres. Il a retrouvé son épouse et sa sœur, indemnes. Il s’est retiré sur ses terres en pays batave pour y finir ses jours dans une relative prospérité, devenant une sorte de vieux sage local. Les Romains le respectaient, eux aussi, et il leur arrivait souvent de le consulter.
» Cérialis a été nommé gouverneur de Bretagne et il a vaincu les Brigantes. Agricola, le beau-père de Tacite, a servi sous ses ordres, et tu te rappelles sans doute que l’historien le tenait en haute estime. » Classicus…
— Peu importe pour le moment, coupa Everard. Et Veleda… Edh ?
— Ah ! oui. Après avoir contribué à organiser cette rencontre sur le fleuve, elle disparaît des Histoires. » Elle parlait là de la version intégrale, récupérée par les agents de la Patrouille.
« Je me souviens. Comment cela se fait-il ? Elle est morte ?
— Seulement vingt ans plus tard. A un âge vénérable. » Floris plissa le front. Un nouveau sursaut d’angoisse ? « Moi-même, je me suis posé la question. On aurait pu croire que Tacite se serait intéressé à son sort, ne serait-ce que pour le mentionner en passant.
— Pas si elle a sombré dans l’obscurité.
— Ce n’est pas tout à fait ce qui s’est produit. Peut-être est-ce moi qui ai causé une altération ? Lorsque j’ai fait part de mes doutes à mes supérieurs, ils m’ont ordonné de poursuivre ma tâche en me disant que sa disparition était attestée.
— Okay, alors, pas de problème. Ne t’inquiète pas. Même si c’est bien un petit hoquet de causalité, cela n’a pas grande importance. Ce genre de chose arrive souvent, et les conséquences sont en général négligeables. Et peut-être que Tacite ne s’est plus soucié de Veleda une fois qu’elle a cessé de jouer un rôle politique. Car c’est bien ce qui s’est passé, n’est-ce pas ?
— Dans un sens. Quoique… Le programme que j’ai élaboré et soumis à la Patrouille, qui l’a ensuite approuvé, m’a été suggéré par les connaissances que j’avais acquises avant même de connaître l’existence de la Patrouille. J’ai réconforté Edh, je lui ai prévu un avenir, j’ai fait le nécessaire pour qu’il se réalise, j’ai veillé sur elle, je lui suis apparue chaque fois qu’elle semblait avoir besoin de sa déesse…» Everard remarqua qu’elle était de nouveau troublée. « Le futur façonnant le passé. J’espère ne plus vivre une telle expérience. Non qu’elle ait été horrible. Cela en valait la peine, je crois même que cela justifie mon existence. Mais…» Elle laissa sa phrase inachevée.
« C’est terrifiant, compléta Everard. Je sais.
— Oui, fit-elle à voix basse. Tu as tes propres secrets, n’est-ce pas ?
— Je n’en ai aucun pour la Patrouille.
— Mais tu en as pour tes proches. Tout ce qui pourrait les blesser, tout ce qui pourrait te déchirer. »
Là, on approche d’une zone dangereuse. « Bon, qu’est devenue Edh, alors ? Je présume que tu as veillé à ce qu’elle soit heureuse. » Un temps. « En fait, j’en suis sûr.
— Es-tu jamais allée sur l’île de Walcheren ? demanda Floris.
— Euh… non. C’est près de la frontière belge, n’est-ce pas ? Un instant. Je crois me souvenir que tu as évoqué des découvertes archéologiques en rapport avec ce coin.
— Oui. En majorité des pierres portant des inscriptions en latin et datant des IIe et IIIe siècles. Des objets votifs, fabriqués en témoignage de reconnaissance à la suite d’une traversée sans encombre. La déesse à laquelle ils sont adressés avait un temple dans l’un des ports de la mer du Nord. Sur certaines pierres, elle est représentée flanquée d’un chien ou d’un navire, portant une corne d’abondance ou entourée de fruits et de grains. Elle s’appelait Nehalennia.
— Une déité importante, donc, du moins dans cette région.
— Elle faisait ce que les dieux sont censés faire : donner du courage aux hommes et les consoler, les rendre un peu plus doux qu’ils ne le sont et, parfois, ouvrir leurs yeux à la beauté.
— Minute ! » Everard se redressa. Un frisson lui parcourut l’échiné, se transmit à son cuir chevelu. « La deva de Veleda…
— L’antique déesse nordique de la mer et de la fertilité. Nerthus, Niaerdh, Naerdha, Nerha – il existe quantité de versions de son nom. Veleda en avait fait une déesse de la guerre. »
Everard fixa Floris avec acuité avant de reprendre : « Et tu as convaincu Veleda d’en refaire une déesse pacifique et de l’implanter dans le Sud. C’est… c’est l’opération la plus fabuleuse que j’aie jamais vue. »