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Elle baissa les yeux. « Non, pas vraiment. Je n’ai fait que développer une tendance déjà présente, notamment chez Edh elle-même. Quelle femme c’était là ! Que n’aurait-elle accompli à une époque plus propice ?… Sur Walcheren, la déesse s’appelait Neha. Même en tant que déité agreste et maritime, ce n’était qu’une figure secondaire du panthéon local. La chasse était encore associée à son culte, un résidu des temps primitifs. Veleda est arrivée, elle a relancé le culte en question et l’a enrichi d’éléments compatibles avec la civilisation qui était en train de transformer son peuple. Les gens du cru ont fini par apposer un suffixe latin à son nom : Neha Lenis, Neha la Douce. Avec le temps, ils en sont venus à l’appeler Nehalennia.

— S’ils la vénéraient encore au bout de plusieurs siècles, c’est qu’elle devait être importante à leurs yeux.

— C’est évident. J’aimerais bien reconstituer son évolution, si la Patrouille m’autorise à utiliser mon temps propre à cette fin. » Soupir. « Au bout du compte, l’Empire s’est effondré, les Francs et les Saxons ont ravagé le pays et, lorsqu’un nouvel ordre s’est imposé, cet ordre était chrétien. Mais j’aime à croire qu’une partie de Nehalennia a perduré. »

Everard hocha la tête. « Moi aussi, vu ce que tu m’en as dit. C’est fort possible, du reste. Nombre de saints médiévaux n’étaient que des dieux païens déguisés, et ceux dont l’existence est attestée ont fini par prendre les attributs d’autres dieux, que ce soit dans le folklore ou les textes sacrés. Les feux de la Saint-Jean se sont substitués aux feux du solstice. Saint Olaf a affronté les monstres et les trolls, comme Thor avant lui. La Vierge Marie elle-même tient certains de ses attributs d’Isis, et j’irai jusqu’à dire que certaines des légendes la concernant étaient à l’origine des mythes locaux…» Il s’ébroua. « Mais tu sais déjà tout cela. Et nous nous éloignons du sujet. Comment était la vie d’Edh ? »

Le regard de Floris se perdit dans le lointain, dans le passé. Sa voix se fit traînante. « Elle a vieilli avec honneur. Bien qu’elle ne se soit jamais mariée, elle était comme une mère pour son peuple. L’île où elle vivait était toute plate, un berceau pour quantité de navires, comme l’île de son enfance, et le temple de Nehalennia se dressait au bord de cette mer qu’elle aimait tant. Je crois… Je ne saurais en être sûre, car qu’est-ce qu’une déesse peut savoir du cœur des mortels ?… Je crois qu’elle a fini par trouver… la sérénité. Est-ce bien le mot que je cherche ?

En tout cas, au moment de rendre l’âme…» Sa voix se brisa. «… lorsqu’elle gisait sur son lit de mort…» Floris lutta contre les larmes et perdit.

Everard l’attira contre lui, elle posa la tête au creux de son épaule, et il lui caressa les cheveux. Elle avait refermé l’une de ses mains sur sa chemise. « Là, là, murmura-t-il. Certains souvenirs ne cessent jamais de meurtrir. Tu es allée à elle une dernière fois, n’est-ce pas ?

— Oui, murmura-t-elle. Que pouvais-je faire ?

— Je sais. Tu n’avais pas le choix. Tu l’as aidée à partir. Où est le mal ?

— Elle… elle m’a demandé… je lui ai promis…» Floris pleura de plus belle.

« Une vie après la mort, acheva Everard. Une vie auprès de toi, une éternité dans la demeure océane de Niaerdh. Et elle est entrée heureuse dans les ténèbres. »

Floris s’arracha à lui. « Un mensonge ! » hurla-t-elle. Se levant d’un bond, elle fit le tour de la table basse et arpenta le salon d’un pas vif. Tantôt elle se tordait les mains, tantôt elle tapait du poing sur sa paume. « Toutes ces années, ce n’était qu’un mensonge, une ruse. Je me suis servie d’elle ! Et elle croyait en moi ! »

Everard décida qu’il ferait mieux de rester assis. Il se servit un nouveau verre. « Calme-toi, Janne, dit-il. Tu as fait ce que tu devais faire, pour sauver le monde tel qu’il est. Et tu l’as fait avec amour. Quant à Edh, tu as exaucé tous ses vœux, jusqu’au dernier.

— Bedriegrij… un mensonge, une duperie, comme tout ce que j’ai fait dans ma vie. »

Everard savoura une gorgée de velours et de feu. « Écoute, je pense avoir appris à bien te connaître. Tu es la personne la plus honnête que j’aie jamais rencontrée. Trop honnête pour ton bien, en fait. En outre, tu es très douce de nature, ce qui est sans doute plus important. La sincérité est la vertu la plus surestimée de toutes. Janne, tu te trompes en disant que tu as agi de façon répréhensible. Mais si tu insistes, laisse-toi guider par ton bon sens et tu verras que tu n’auras aucune peine à te pardonner toi-même. »

Elle cessa de faire les cent pas, se plaça face à lui, déglutit, essuya ses larmes et déclara, recouvrant peu à peu sa contenance : « Oui, je… je comprends. J’y ai réfléchi pendant des jours… et des jours… avant de proposer ce programme à la Patrouille. Ensuite, je… je m’y suis tenue. Tu as raison, ce que j’ai fait était nécessaire, et je sais que nombre des histoires les plus aimées ne sont que des mythes, et que nombre de mythes ont été créés de toutes pièces. Excuse-moi pour cette scène. Pour moi, quelques jours à peine se sont écoulés depuis que Veleda s’est éteinte dans les bras de Nehalennia.

— Et ce souvenir t’a bouleversée. Oui. Je suis navré.

— Ce n’est pas de ta faute. Comment pouvais-tu savoir ? » Floris inspira profondément. Ses mains se crispèrent sur ses flancs. « Mais je ne veux pas mentir plus qu’il n’est nécessaire. Je ne veux pas te mentir, Manse, jamais.

— Qu’entends-tu par là ? demanda-t-il, redoutant la réponse tout en la devinant déjà.

— J’ai réfléchi à propos de nous deux. J’ai beaucoup réfléchi. Je suppose que nous avons eu tort de nous laisser aller comme nous l’avons fait…

— Eh bien, dans des circonstances ordinaires, cela aurait constitué une faute, mais, dans ce cas précis, cela ne nous a pas empêchés de mener notre mission à bien. Au contraire, cela m’a inspiré. C’était merveilleux.

— Pour moi aussi. » Mais elle demeurait d’un calme inexorable. « Si tu es venu ici aujourd’hui, c’est dans l’espoir de reprendre les choses là où elles s’étaient arrêtées, n’est-ce pas ? »

Il tenta de sourire. « Je plaide coupable. Tu es une amante hors pair, ma chérie.

— Et toi, tu es tout sauf un prutsener. » Son sourire s’effaça. « Comment envisageais-tu la suite ?

— Je comptais te revoir. Souvent.

— Pour toujours ? » Everard resta muet.

« Ce serait difficile, poursuivit Floris. Tu es un agent non-attaché et moi la spécialiste d’un milieu donné. Nous resterions séparés de longs mois.

— A moins que tu ne te fasses muter au service d’analyse des données, ou dans toute autre unité permettant le travail à domicile. » Everard se pencha. « En soi, c’est une excellente idée, tu sais. Tu as les capacités intellectuelles requises. C’en serait fini des risques et de la vie à la dure, sans parler de toute cette misère que tu es obligée de voir sans jamais pouvoir la soulager. »

Elle fit non de la tête. « Ce n’est pas ce que je souhaite. En dépit de tout, je pense que c’est en tant qu’agent de terrain que je suis la plus utile, et je resterai agent de terrain jusqu’à ce que j’aie passé l’âge. »

A condition de survivre. « Ouais. Le défi, l’aventure, la satisfaction du travail bien fait, la possibilité d’aider ton prochain de temps à autre. Ce boulot est fait pour toi.

— Je finirais par haïr l’homme qui m’aurait amenée à y renoncer. Et, cela aussi, je ne le souhaite pas.

— Eh bien, euh…» Everard se leva. « D’accord. » Il avait l’impression de sauter d’un avion en plein vol : dans un tel cas, on ne peut que se fier à son parachute. « Tant pis pour le bonheur domestique, mais entre deux missions, des petites vacances rien que pour nous deux… Es-tu prête à accepter cela ?