Floris sourit. « Je vous trouve fort désarmant, monsieur, murmura-t-elle. Est-ce délibéré ? » Il se demanda un instant si elle cherchait à flirter avec lui ; mais elle se raidit et se lança dans un discours factuel, avec un ton un peu professoral.
« Comme vous le savez sans doute, les Annales et les Histoires n’ont pas été transmises dans leur intégralité aux époques qui ont suivi celle de leur rédaction. La plus ancienne copie des Histoires ne contenait que les quatre premiers livres et une partie du cinquième, sur un total de douze. Le livre V s’interrompt d’ailleurs sur le récit de l’incident qui nous intéresse. Naturellement, une fois découvert le voyage dans le temps, une expédition se rendra à l’époque idoine pour récupérer les sections perdues. Celles-ci sont très demandées. S’il n’est pas le plus fiable des chroniqueurs, Tacite est un excellent styliste doublé d’un moraliste… et c’est la seule source d’information écrite pour certains épisodes de son temps. »
Everard acquiesça. « Ouais. Avant de tenter de reconstituer le cours des événements, un explorateur se doit d’étudier les historiens pour avoir une idée de ce qui l’attend. » Il toussota. « Mais vous êtes mieux placée que moi pour le savoir. Excusez-moi. Ça vous dérange si je fume ma pipe ?
— Pas du tout, répondit distraitement Floris. Oui, les Histoires et la Germanie figurent parmi mes ouvrages de référence. J’ai pu constater qu’il s’était trompé sur une foule de détails, mais cela n’a rien d’étonnant. Dans l’ensemble, le récit qu’il fait de la grande rébellion et de ses conséquences est solide et bien documenté. »
Elle marqua une pause, puis déclara avec franchise : « Je ne suis pas la seule à travailler sur ce sujet, vous savez. Loin de là. Certains de mes collègues s’activent durant les époques antérieures et ultérieures à celle qui m’intéresse, dans des régions qui vont de la Russie à l’Irlande. Sans parler des agents les plus précieux de tous, ceux qui consacrent des heures à ordonner, collationner et analyser nos rapports. Mais il se trouve que je travaille dans une zone recouvrant les Pays-Bas d’aujourd’hui, ainsi que des parties de la Belgique et de l’Allemagne, et à une époque où l’influence celtique commence à s’estomper – suite à la conquête de la Gaule par les Romains – et les peuples germaniques à développer des cultures autonomes. Non que nous ayons pu apprendre grand-chose sur le sujet, notre savoir est bien pâle comparé à notre ignorance. Nous sommes trop peu nombreux. »
Trop peu nombreux, en effet, songea Everard. Avec un demi-million d’années à surveiller et une Patrouille en sous-effectif chronique, sans cesse obligée de recourir au compromis et à l’improvisation. Certains scientifiques civils nous assistent, mais la majorité d’entre eux sont originaires de plusieurs millénaires en aval ; leurs centres d’intérêt nous sont souvent étrangers. Et pourtant, nous devons mettre au jour les vérités cachées de l’histoire, identifier les instants où celle-ci est susceptible d’être altérée… Si l’on examine ton cas avec un peu de recul, Janne Floris, tu œuvres sans doute avec plus d’efficacité que moi pour défendre la réalité qui nous a produits.
Elle partit d’un petit rire qui l’arracha à ses méditations. Ce dont il lui fut reconnaissant, car il cédait de plus en plus souvent à ces accès de mélancolie. « Écoutez-moi pérorer ! s’exclama-t-elle. Et enfoncer des portes ouvertes au passage ! Je suis bien plus directe d’ordinaire, croyez-le bien. Mais je me sens nerveuse aujourd’hui. » Son humeur s’assombrit. Avait-elle frissonné ? « Je n’ai pas l’habitude de ce genre de situation. Affronter la mort, d’accord, mais l’oubli, le néant, la disparition de tout ce que je connais…» Elle se redressa, serra les dents.
« Excusez-moi. »
Everard, qui avait fini de bourrer sa pipe, craqua une allumette et savoura une bouffée de fumée odorante. « Vous êtes de taille à tenir le coup, n’en doutez pas, lui assura-t-il. Vous l’avez déjà prouvé. Parlez-moi donc de votre travail sur le terrain.
— Plus tard. » Elle détourna les yeux un instant. Il se dit qu’elle semblait hantée par quelque chose. Lorsqu’elle le fixa à nouveau du regard, elle reprit la parole d’une voix sèche. « Il y a trois jours, un agent spécial m’a convoquée pour une consultation urgente. Une équipe de chercheurs venait de dénicher une variante des Histoires. Vous êtes au courant ?
— Mouais. » En dépit d’un briefing des plus superficiel, Everard savait au moins cela. S’agissait-il d’un simple hasard ? (La causalité peut produire d’étranges boucles.) Des sociologues étudiant la Rome du début du IIe siècle apr. J.C. avaient besoin de savoir ce que les classes supérieures pensaient de l’empereur Domitien, décédé deux ou trois décennies en amont de l’époque qu’ils étudiaient. Avait-il laissé le souvenir d’un tyran absolutiste, ou bien lui concédait-on quelques qualités ? Les derniers chapitres connus de Tacite penchaient pour cette seconde hypothèse. Il semblait plus facile de les emprunter dans une bibliothèque privée, puis de les reproduire subrepticement, que d’aller en chercher une copie informatique dans les époques ultérieures. « Ils ont constaté des divergences avec la version standard dont ils avaient le souvenir – si on peut toujours la qualifier de standard – et, en comparant les deux, se sont rendu compte que ces divergences étaient radicales.
— Bien plus que s’il s’agissait d’un repentir de l’auteur, d’une erreur de copiste ou autres explications traditionnelles, souligna Floris. Un examen approfondi a permis d’établir qu’on n’avait pas affaire à une contrefaçon, mais à une authentique copie rédigée de la main de Tacite en personne. Et, bien que le style varie légèrement d’un document à l’autre, ce qui n’a rien de surprenant si l’auteur s’acheminait vers deux conclusions différentes, la chronique proprement dite ne s’altère qu’au milieu du livre V, très peu de temps après l’épisode où s’interrompt la seule copie qui ait survécu. Peut-il s’agir d’une coïncidence ?
— Je l’ignore, répondit Everard, et mieux vaut ne pas s’attarder sur ce point. Ça fait froid dans le dos, hein ? » Il s’obligea à se carrer dans son siège, à croiser les jambes, à vider sa tasse et à exhaler un long nuage de fumée. « Et si vous me donniez un résumé de l’épisode en question – de ses deux versions ? N’ayez pas peur de répéter des choses qui paraissent élémentaires à vos yeux. Tout ce dont je me souviens, c’est que les Bataves et une partie des Gaulois se sont soulevés contre les Romains et que l’Empire ne les a pas soumis sans difficulté. Par la suite, eux et leurs descendants sont devenus de braves et honnêtes sujets, et on a même fini par leur accorder la citoyenneté. »