Toujours aussi sèche, elle enchaîna : « Tacite rentre dans les détails, et ainsi que je l’ai… que nous l’avons confirmé, son récit est en grande partie fidèle à la réalité. Tout a commencé avec les Bataves, en effet, ce nom désignant un peuple occupant le sud de la Hollande actuelle, entre le Lek et le Waal. Ils étaient considérés comme tributaires, bien que n’ayant pas été officiellement annexés par l’Empire. Ils fournissaient à Rome des soldats, des auxiliaires qui avaient droit à une pension confortable une fois terminé leur service dans la légion, avec le choix de se fixer sur le lieu de leur cantonnement ou de retourner au pays natal.
» Mais, durant le règne de Néron, le gouvernement romain les a soumis à une véritable extorsion. Pour prendre un exemple, les Frisons étaient censés fournir chaque année une certaine quantité de cuir destinée à la fabrication de boucliers. Plutôt que de se contenter de peaux provenant de bovins de petite taille, le gouverneur a exigé qu’elles soient prélevées sur des taureaux sauvages, dont le cuir était nettement plus épais. Ces animaux étaient fort rares et la procédure ruineuse. »
Everard eut un sourire en coin. « Une histoire de taxe. Ça me rappelle quelque chose. Continuez. »
Floris s’anima quelque peu. Les yeux perdus dans le lointain, elle serra les poings sur son giron. « Comme vous le savez, la mort de Néron a été suivie d’une guerre civile. Ce fut l’année où trois empereurs Galba, Othon, Vitellius – ravagèrent l’Empire qu’ils se disputaient, avant que Vespasien, venu du Proche-Orient, y rétablisse la paix. Chacun des belligérants utilisait tous les moyens pour lever ses armées, y compris la conscription. Les Bataves, en particulier, n’appréciaient pas de voir leurs fils partir au combat dans une guerre qui leur apparaissait comme insensée. Sans parler du fait que certains fonctionnaires romains appréciaient fort les jeunes gens.
— Ouais. Il suffit que le peuple donne le doigt à un gouvernement pour que celui-ci lui prenne le bras. Ce qui explique que les fondateurs des États-Unis aient souhaité limiter les compétences du pouvoir fédéral. Dommage qu’ils n’aient connu qu’un succès éphémère. Pardon, je ne voulais pas vous interrompre.
— Il existait alors une famille batave de noble lignée – des grands propriétaires influents, affirmant descendre des dieux – qui avait donné à Rome quantité de soldats. Le plus important d’entre eux avait adopté le nom latin de Claudius Civilis. Ainsi que nous l’avons appris, son peuple et ses proches l’appelaient Burhmund. Il s’était distingué à plusieurs reprises au cours de sa longue carrière. Il appela les tribus à prendre les armes, les Bataves mais aussi leurs voisins. Ce n’était pas un paysan ordinaire, voyez-vous.
— J’imagine. À demi civilisé, probablement aussi malin qu’observateur.
— Il s’est déclaré partisan de Vespasien et opposé à Vitellius, expliquant à ses hommes que son champion leur rendrait justice. Du coup, la plupart des Germains affectés dans d’autres régions se sont empressés de le rejoindre, au mépris des ordres qu’ils avaient reçus. Il a remporté plusieurs victoires décisives. Le nord-est de la Gaule s’est alors embrasé. Les auxiliaires gaulois, commandés par Julius Classicus et Julius Tutor, se sont ralliés à Civilis, tout en proclamant l’autonomie de leur province. Dans la tribu germanique des Bructères, une prophétesse nommée Veleda a prédit la chute de Rome. Cela a galvanisé les troupes indigènes, qui ont redoublé de vaillance, dans le but avoué de former à leur tour une confédération indépendante. »
Voilà qui est tout aussi familier aux oreilles d’un Américain. Si nous avons pris les armes en 1775, c’était à l’origine pour faire respecter nos droits de citoyens anglais. Puis les choses se sont enchaînées. Everard garda son commentaire pour lui.
Floris soupira. « Enfin. La cause de Vespasien a fini par triompher. Lui-même a passé quelques mois de plus au Proche-Orient, pour y régler des problèmes pressants, mais il a envoyé à Civilis une missive demandant la fin des hostilités. Ce qui lui fut refusé, bien entendu. Il a donc dépêché dans cette région le général Pétilius Cérialis, un homme extrêmement compétent. Pendant ce temps, Gaulois et Germains ont commencé à se quereller, se révélant incapables de coordonner leurs efforts et d’exploiter les occasions qui se présentaient à eux. La notion de commandement unifié était étrangère à leur conception du monde. Les Romains les ont matés sans peine. Au bout du compte, Civilis a accepté de rencontrer Cérialis pour discuter des conditions de sa reddition. Tacite fait de l’événement une description saisissante : cela se passe sur un pont jeté sur IJssel, un pont dont on a préalablement détruit la partie centrale, avec les deux hommes debout au bord du vide et parlementant…
— Je m’en souviens, coupa Everard. C’est là que s’achève le manuscrit tel qu’on le connaissait jadis. Si j’ai bonne mémoire, les rebelles se sont vus offrir des conditions plus que raisonnables, et ils les ont d’ailleurs acceptées. »
Floris opina. « Oui. La fin des abus en tout genre, des garanties pour l’avenir et une amnistie générale. Civilis est redevenu un citoyen ordinaire. Quant à Veleda, Tacite ne parle pas d’elle, sauf pour sous-entendre qu’elle a aidé à la conclusion de cet armistice. J’aimerais bien savoir ce qu’elle est devenue.
— Vous avez une idée ?
— Une intuition. Si vous visitez les musées de Leyde et ceux de Middelburg, sur l’île de Walcheren, vous y trouverez des pierres votives datant des IIe et IIIe siècles, ainsi que des autels et des plaques portant des inscriptions latines…» Haussement d’épaules. « Enfin, ça n’a pas grande importance. Le fait est que nos ancêtres sont devenus des provinciaux romains raisonnablement satisfaits de leur sort. » Soudain, elle écarquilla les yeux et s’accrocha au rebord de son siège. « Le fait était. »
Le silence s’imposa à eux. Derrière les vitres, le soleil de cette fin d’après-midi et la rumeur de la circulation semblaient également fragiles.
« Ça, c’est Tacite version 1, exact ? murmura Everard au bout d’un temps. Celle que nous connaissons depuis toujours, celle que j’ai feuilletée hier. J’ignore encore la teneur de la version 2. Que raconte-t-elle ? »
Floris lui répondit sur le même ton. « Que Civilis a refusé de se rendre, en grande partie parce que Veleda prêchait la guerre. Celle-ci s’est prolongée pendant une année, jusqu’à ce que les tribus soient totalement soumises. Civilis a préféré se donner la mort plutôt que de défiler enchaîné durant le triomphe de Cérialis. Veleda a fui en Germanie. Nombre de Bataves l’ont suivie. Tacite 2 remarque vers la fin des Histoires que la religion des Germains a évolué depuis l’époque où il leur avait consacré une étude. On note la montée en puissance d’une déité femelle, la Nerthus qu’il évoquait dans sa Germanie. Il la compare maintenant à Perséphone, à Minerve et à Bellone. »
Everard se gratta le menton. « Les déesses de la mort, de la sagesse et de la guerre, hein ? Bizarre. Les Ases, ou Æsir – les dieux célestes d’essence masculine – auraient dû faire passer au second plan les antiques figures chtoniennes… Que dit-il à propos de ce qui se passe à Rome et ailleurs ?
— Plus ou moins la même chose que dans la version 1. Dans un style légèrement différent. On remarque également des variantes au niveau des dialogues et des descriptions de certains épisodes ; mais, comme vous le savez, ceux-ci comme ceux-là relèvent souvent de l’interprétation, voire de l’invention pure, à moins qu’ils ne découlent de traditions fort éloignées de la réalité des faits. Ces divergences ne prouvent pas en elles-mêmes que les événements aient été altérés.