— Excepté en Germanie. C’est-à-dire au diable vauvert. Ce qui s’est passé là-bas n’a guère affecté la société romaine, du moins au cours des premières décennies. Pour ce qui est des conséquences à long terme, toutefois…
— Elles ne sont sûrement pas significatives, n’est-ce pas ? demanda Floris d’une voix tremblante. Nous sommes toujours là, nous existons toujours, n’est-ce pas ? »
Everard tira sur sa pipe. « Jusqu’à présent. Ce qui ne signifie rien, ni en anglais, ni en néerlandais. Mais attendons un peu avant de passer au temporel. Ce que nous avons là, c’est une anomalie qui nécessite une enquête. Si personne ne l’a remarquée auparavant – oui, je sais que ce terme n’a aucun sens, lui non plus –, c’est à cause des dates. L’attention de tous se concentre sur un autre lieu. »
69 et 70 apr. J.C. Cette période n’est pas connue comme celle de la révolte des provinces du Nord. Pas plus qu’on ne lui associe le règne de Guang Wudi, qui consolida la dynastie des Han orientaux, ni la conquête de l’Inde par les Satavahana, ni la lutte de Vologèse Ier de Perse contre les rebelles et les envahisseurs. (J’ai consulté les archives avant de débarquer ici. Rien ne se produit jamais en vase clos.) Non, on n’en parle pas davantage comme étant celle où Rome à commencé à se déliter, une fois que les légions ont compris quelles avaient le pouvoir de faire les Empereurs. Cette période est celle de la guerre des Juifs. C’est à cause d’elle que Vespasien et son fils Titus se sont attardés au Proche-Orient après avoir vaincu Vitellius. Le soulèvement des Juifs, sa sanglante répression, la destruction du Troisième Temple – avec tout ce que cela signifie pour l’avenir, pour le judaïsme, pour le christianisme, pour l’Empire, pour l’Europe, pour le monde.
« C’est un nexus, alors ? » souffla Floris.
Everard acquiesça avec lassitude. Il réussit à ne pas perdre sa contenance. « Les unités de la Patrouille concentrent toute leur attention sur la Palestine. Vous imaginerez sans peine les émotions que suscite ce coin de l’espace-temps, dans tous les siècles à venir ou quasiment. Les fanatiques et les inconscients qui veulent changer le cours des choses, les chercheurs se pressant à Jérusalem et augmentant le risque d’une erreur fatale, sans parler de la situation locale proprement dite, avec une infinité de causes rayonnant de cet épisode et produisant à leur tour une infinité d’effets… Je ne prétends pas comprendre la dimension physique du phénomène, mais je ne mets nullement en doute ce qu’on m’a enseigné, à savoir que le continuum est particulièrement vulnérable autour de tels instants. La réalité est instable, jusques et y compris au fin fond de la Grande Germanie.
— Mais qu’est-ce qui a pu la faire basculer ?
— C’est ce que nous devons déterminer. Peut-être que quelqu’un a tiré parti de l’absence de la Patrouille. A moins qu’il ne s’agisse d’un banal accident – je n’en sais rien. Peut-être qu’un Danellien pourrait nous énumérer les possibilités. Notre mission…» Everard reprit son souffle. « Comme on n’a pu trouver d’explication improbable mais irréfutable – une contrefaçon, par exemple –, ces deux variantes constituent… un avertissement. Un signe avant-coureur, le premier frémissement d’une altération, quelque chose qui aurait pu avoir des conséquences amenant l’histoire à quitter le cours que nous lui connaissons, jusqu’à ce que vous, moi et le reste, tout ça n’ait jamais existé – à moins que nous ne réagissions sans tarder et prenions les mesures nécessaires pour que ceci ne se soit jamais produit… Grand Dieu ! Autant passer au temporel. »
Floris garda les yeux fixés sur sa tasse. « Ça ne peut pas attendre un peu ? demanda-t-elle d’une voix à peine audible. J’ai besoin de réfléchir, d’assimiler ce que vous venez de me dire. Pour moi, tout ceci relevait de la théorie. Je me considérais un peu comme… oh ! comme une exploratrice du XIXe siècle partie au cœur de l’Afrique. Il y avait des précautions à prendre, c’est entendu, mais on m’avait assuré que la structure de l’espace-temps était plutôt souple, et que tout ce que je pourrais faire, dans les limites du raisonnable, aurait « toujours » fait partie du passé. Aujourd’hui, j’ai l’impression que la terre s’est dérobée sous mes pieds.
— Je sais. » Cette idée peuple mes cauchemars. La deuxième guerre punique[2]… « Prenez votre temps. » Votre temps ! « Rassemblez vos esprits. » Il la gratifia d’un sourire dont la sincérité le surprit lui-même. « Les miens sont encore dispersés. Écoutez, je vous propose de nous détendre et de bavarder un peu, sur le sujet de votre choix. Tout à l’heure, nous irons boire un verre et puis dîner, prendre un peu de bon temps, faire plus ample connaissance. Demain, il sera toujours temps de se mettre au boulot.
— Merci. » Elle effleura d’une main les lourdes tresses blondes ramenées sur son crâne. Il se rappela que les Germaines de jadis portaient les cheveux longs. On eût dit qu’elle avait capté la magie que tous les peuples du monde associent à la chevelure, car sa voix résonna avec une force nouvelle : « Oui, demain, nous affronterons le problème. »
3.
L’hiver apporta la pluie, la neige et la pluie à nouveau, des vents ravageurs et un mauvais temps qui devait faire rage jusqu’au printemps. Les rivières étaient grosses, les prés inondés, les marais débordaient. Les hommes prélevaient sur leurs réserves de grain, sacrifiaient leurs bestiaux tremblants, chassaient plus que de raison, sans jamais rapporter suffisamment de gibier. Ils se demandaient si les dieux, lassés de la sécheresse qui avait flétri la terre l’année précédente, n’avaient pas déchaîné sur eux une nouvelle tourmente.
Certains trouvèrent une raison d’espérer en constatant que la nuit était claire, quoique glaciale, lorsque les Bructères se réunirent dans leur sanctuaire. Le vent chassait au loin des écharpes de nuages, d’un blanc spectral comparé à l’éclat de la lune en leur sein. Quelques étoiles scintillaient faiblement. Les arbres du bosquet étaient des colonnes de ténèbres, informes hormis là où leurs rameaux dénudés se tendaient vers le ciel. Les grincements qui émanaient d’eux étaient pareils à des cris poussés dans une langue inconnue, des réponses aux criailleries du vent.
Le feu rugissait. Des flammes rouge et jaune bondissaient depuis le foyer incandescent. Les étincelles raillaient un instant les étoiles, puis mouraient en silence. A peine si leur lueur effleurait les troncs d’arbre autour de la clairière, qui frémissaient comme par crainte des ombres. Elle accrochait les fers de lance et les yeux des hommes rassemblés, faisant surgir de la pénombre leurs visages graves mais se perdant dans leurs barbes et dans leurs peaux de bête.
Derrière le feu se dressaient les effigies, grossièrement taillées dans des rondins. Woen, Tiw et Donar, gris et craquelés, rongés par la mousse et les champignons de souche. Plus récente, Nerthus luisait au clair de lune ; un esclave venu du Sud avait consacré tout son talent à la sculpter et à la peindre. On l’eût dit vivante, la déesse elle-même descendue parmi eux. Le cochon sauvage qui rôtissait à la broche était une offrande à elle destinée.
Les hommes n’étaient guère nombreux, et les jeunes étaient rares. L’été précédent, tous ceux qui le pouvaient avaient suivi leurs chefs sur l’autre rive du Rhin, afin d’affronter les Romains sous les ordres de Burhmund le Batave. Ils n’étaient pas encore rentrés et leur absence se faisait cruellement sentir. Wael-Edh avait fait savoir aux chefs de famille bructères qu’ils devaient la rejoindre cette nuit, afin de faire offrande aux dieux et d’écouter ce qu’elle avait à leur dire.