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– Et ensuite?

– Vous le savez: je suis devenue comptable chez Yumimoto. Et je crois que je ne pouvais pas descendre plus bas.

– Vous croyez? demanda-t-elle avec un drôle de sourire.

Vint la nuit du 30 au 31. Fubuki fut la dernière à partir. Je me demandais pourquoi elle ne m'avait pas congédiée: n'était-il pas trop clair que je ne parviendrais jamais à boucler même le centième de mon travail?

Je me retrouvai seule. C'était ma troisième nuit blanche d'affilée, dans le bureau géant. Je tapotais sur la calculette et notais des résultats de plus en plus incongrus.

Il m'arriva alors une chose fabuleuse: mon esprit passa de l'autre côté.

Soudain, je ne fus plus amarréé. Je me levai. J'étais libre. Jamais je n'avais été aussi libre. Je marchai jusqu'à la baie vitrée. La ville illuminée était très loin au-dessous de moi. Je dominais le monde. J'étais Dieu. Je défenestrai mon corps pour en être quitte.

J'éteignis les néons. Les lointaines lumières de la cité suffisaient à y voir clair. J'allai à la cuisine chercher un Coca que je bus d'un trait. De retour à la section comptabilité, je délaçai mes souliers et les envoyai promener. Je sautai sur un bureau, puis de bureau en bureau, en poussant des cris de joie.

J'étais si légère que les vêtements m'accablaient. Je les enlevai un à un et les dispersai autour de moi. Quand je fus nue, je fis le poirier – moi qui de ma vie n'en avais jamais été capable. Sur les mains, je parcourus les bureaux adjacents. Ensuite, après une culbute parfaite, je bondis et me retrouvai assise à la place de ma supérieure.

Fubuki, je suis Dieu. Même si tu ne crois pas en moi, je suis Dieu. Tu commandes, ce qui n'est pas grand-chose. Moi, je règne. La puissance ne m'intéresse pas. Régner, c'est tellement plus beau. Tu n'as pas idée de ma gloire. C'est bon, la gloire. C’est de la trompette jouée par les anges en mon honneur. Jamais je n'ai été aussi glorieuse que cette nuit. C'est grâce à toi. Si tu savais que tu travailles à ma gloire!

Ponce Pilate ne savait pas non plus qu'il œuvrait pour le triomphe du Christ. Il y a eu le Christ aux oliviers, moi je suis le Christ aux ordinateurs. Dans l'obscurité qui m'entoure se hérisse la forêt des ordinateurs de haute futaie.

Je regarde ton ordinateur, Fubuki. Il est grand et magnifique. Les ténèbres lui donnent l'apparence d'une statue de l'île de Pâques. Minuit est passé: c'est aujourd'hui vendredi, mon vendredi saint, jour de Vénus en français, jour de l'or en japonais, et je vois mal quelle cohérence je pourrais trouver entre cette souffrance judéo-chrétienne, cette volupté latine et cette adoration nippone du métal incorruptible.

Depuis que j'ai quitté le monde séculier pour entrer dans les ordres, le temps a perdu toute consistance et s'est mué en une calculette sur laquelle je pianote des nombres bourrés d'erreurs. Je crois que c'est Pâques. Du haut de ma tour de Babel, je regarde vers le parc d'Ueno et je vois des arbres enneigés: des cerisiers en fleur – oui, ce doit être Pâques.

Autant Noël me déprime, autant Pâques me réjouit. Un Dieu qui devient un bébé, c'est consternant. Un pauvre type qui devient Dieu, c'est quand même autre chose. J'enlace l'ordinateur de Fubuki et le couvre de baisers. Moi aussi, je suis une pauvre crucifiée. Ce que j'aime, dans la crucifixion, c'est que c'est la fin. Je vais enfin cesser de souffrir. Ils m'ont martelé le corps de tant de nombres qu'il n'y a plus place pour la moindre décimale. Ils me trancheront la tête avec un sabre et je ne sentirai plus rien.

C'est une grande chose que de savoir quand on va mourir. On peut s'organiser et faire de son dernier jour une œuvre d'art. Au matin, mes bourreaux arriveront et je leur dirai: «J'ai failli! Tuez-moi. Accomplissez mon ultime volonté: que ce soit Fubuki qui me donne la mort. Qu'elle me dévisse le crâne comme à un poivrier. Mon sang coulera et ce sera du poivre noir. Prenez et mangez, car ceci est mon poivre qui sera versé pour vous et pour la multitude, le poivre de l'alliance nouvelle et éternelle. Vous éternuerez en mémoire de moi.»

Soudain, le froid s'empare de moi. J'ai beau serrer l'ordinateur dans mes bras, ça ne réchauffe pas. Je remets mes vêtements. Comme je claque toujours des dents, je me couche par terre et je renverse sur moi le contenu de la poubelle. Je perds connaissance.

On me crie dessus. J'ouvre les yeux et je vois des détritus. Je les referme.

Je retombe dans l'abîme.

J'entends la douce voix de Fubuki:

– Je la reconnais bien là. Elle s'est recouverte d'ordures pour qu'on n'ose pas la secouer. Elle s'est rendue intouchable. C'est dans sa manière. Elle n'a aucune dignité. Quand je lui dis qu'elle est bête, elle me répond que c'est plus grave, qu'elle est une handicapée mentale. Il faut toujours qu'elle s'abaisse. Elle croit que cela la met hors de portée. Elle se trompe.

J'ai envie d'expliquer que c'était pour me protéger du froid. Je n'ai pas la force de parler. Je suis au chaud sous les saletés de Yumimoto. Je sombre encore.

J'émergeai. A travers une couche de paperasse chiffonnée, de canettes, de mégots mouillés de Coca, j'aperçus l'horloge qui indiquait dix heures du matin.

Je me relevai. Personne n'osa me regarder, à part Fubuki qui me dit avec froideur:

– La prochaine fois que vous déciderez de vous déguisér en clocharde, ne le faites plus dans notre entreprise. Il y a des stations de métro pour ça.

Malade de honte, je pris mon sac à dos et filai aux toilettes où je me changeai et me lavai la tête sous le robinet. Quand je revins, une femme d'ouvrage avait déjà nettoyé les traces de ma folie.

– J'aurais voulu faire ça moi-même, dis-je, gênée.

– Oui, commenta Fubuki. Ça, au moins, vous en auriez peut-être été capable.

– J'imagine que vous pensez aux vérifications de frais. Vous avez raison: c'est au-dessus de mes capacités. Je vous l'annonce solennellement: je renonce à cette tâche.

– Vous y avez mis le temps, observa-t-elle, narquoise.

«C'était donc ça, pensai-je. Elle voulait que ce soit moi qui le dise. Évidemment: c'est beaucoup plus humiliant.»

– L'échéance tombe ce soir, repris-je.

– Donnez-moi le classeur.

En vingt minutes, elle avait fini.

Je passai la journée comme un zombie. J'avais la gueule de bois. Mon bureau était recouvert de liasses de papiers couverts d'erreurs de calcul. Je les jetai un à un.

Quand je voyais Fubuki travailler à son ordinateur, j'avais du mal à m'empêcher de rire. Je me revoyais la veille, nue, assise sur le clavier, enlaçant la machine avec mes bras et mes jambes. Et à présent, la jeune femme posait ses doigts sur les touches. C'était la première fois que je m'intéressais à l'informatique.

Les quelques heures de sommeil sous les détritus n'avaient pas suffi à m'extraire de la bouillie que l'excès de chiffres avait fait de mon cerveau. Je pataugeais, je cherchais sous les décombres les cadavres de mes repères mentaux. Cependant, je savourais déjà un répit miraculeux: pour la première fois depuis des semaines interminables, je n'étais pas en train de tapoter sur la calculette.