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Je redécouvrais le monde sans nombres. Puisqu'il y a l'analphabéitisme, il devrait y avoir l'anarythmétisme pour parler du drame particulier aux gens de mon espèce.

Je rentrai dans le siècle. Il peut paraître étrange que, après ma nuit de folie, les choses aient repris comme si rien de grave n'était arrivé. Certes, personne ne m'avait vue parcourir les bureaux toute nue, en marchant sur les mains, ni rouler un patin à un honnête ordinateur. Mais on m'avait quand même retrouvée endormie sous le contenu de la poubelle. Dans d'autres pays, on m'eût peut-être mise à la porte pour ce genre de comportement.

Singulièrement, il y a une logique à cela: les systèmes les plus autoritaires suscitent, dans les nations où ils sont d'application, les cas les plus hallucinants de déviance – et, par ce fait même, une relative tolérance à l'égard des bizarreries humaines les plus sidérantes. On ne sait ce qu'est un excentrique si l'on n'a pas rencontré un excentrique nippon. J'avais dormi sous les ordures? On en avait vu d'autres. Le Japon est un pays qui sait ce que «craquer» veut dire.

Je recommençai à jouer les utilités. Il me serait difficile d'exprimer la volupté avec laquelle je préparais le thé et le café: ces gestes simples qui ne présentaient aucun obstacle à ma pauvre cervelle me recousaient l'esprit.

Le plus discrètement possible, je me remis à avancer les calendriers. Je m'efforçais d'avoir l'air affairée tout le temps, si grande était ma peur qu'on me recolle aux chiffres.

Mine de rien, eut lieu un événement: je rencontrai Dieu. L'ignoble vice-président m'avait commandé une bière, trouvant sans doute qu'il n'était pas assez gros comme ça. J'étais venue la lui apporter avec un dégoût poli. Je quittais l'antre de l'obèse quand s'ouvrit la porte du bureau voisin: je tombai nez à nez avec le président.

Nous nous regardâmes l'un l'autre avec stupéfaction. De ma part, c'était compréhensible: il m'était enfin donné de voir le dieu de Yumimoto. De la sienne, c'était moins facile à expliquer: savait-il même que j'existais? Il sembla que ce fut le cas car il s'exclama, avec une voix d'une beauté et d'une délicatesse insensées:

– Vous êtes sûrement Amélie-san!

Il sourit et me tendit la main. J'étais tellement ahurie que je ne pus émettre un son. Monsieur Haneda était un homme d'une cinquantaine d'années, au corps mince et au visage d'une élégance exceptionnelle. Il se dégageait de lui une impression de profonde bonté et d'harmonie. Il eut pour moi un regard d'une amabilité si vraie que je perdis le peu de contenance qui me restait.

Il s'en alla. Je demeurai seule dans le couloir, incapable de bouger. Ainsi donc, le président de ce lieu de torture, où je subissais chaque jour des humiliations absurdes, où j'étais l'objet de tous les mépris, le maître de cette géhenne était ce magnifique être humain, cette âme supérieure!

C'était à n'y rien comprendre. Une société dirigée par un homme d'une noblesse si criante eût dû être un paradis raffné, un espace d'épanouissement et de douceur. Quel était ce mystère? Était-il possible que Dieu règne sur les Enfers?

J'étais toujours figée de stupeur quand me fut apportée la réponse à cette question. La porte du bureau de l'énorme Omochi s'ouvrit et j'entendis la voix de l'infâme qui me hurlait:

– Qu' est-ce que vous fichez là? On ne vous paie pas pour traîner dans les couloirs!

Tout s'expliquait: à la compagnie Yumimoto, Dieu était le président et le vice-président était le Diable.

Fubuki, elle, n'était ni Diable ni Dieu: c'était une Japonaise.

Toutes les Nippones ne sont pas belles. Mais quand l'une d'entre elles se met à être belle, les autres n'ont qu'à bien se tenir.

Toute beauté est poignante, mais la beauté japonaise est plus poignante encore. D'abord parce que ce teint de lys, ces yeux suaves, ce nez aux ailes inimitables, ces lèvres aux contours si dessinés, cette douceur compliquée des traits ont déjà de quoi éclipser les visages les plus réussis.

Ensuite parce que ses manières la stylisent et font d'elle une œuvre d'art inaccessible à l'entendement.

Enfin et surtout parce qu'une beauté qui a résisté à tant de corsets physiques et mentaux, à tant de contraintes, d'écrasements, d'interdits absurdes, de dogmes, d'asphyxie, de désolations, de sadisme, de conspiration du silence et d'humiliations – une telle beauté, donc, est un miracle d'héroïsme.

Non que la Nippone soit une victime, loin de là. Parmi les femmes de la planète, elle n'est vraiment pas la plus mal lotie. Son pouvoir est considérable: je suis bien placée pour le savoir.

Non: s'il faut admirer la Japonaise – et il le faut -, c'est parce qu'elle ne se suicide pas. On conspire contre son idéal depuis sa plus tendre enfance. On lui coule du plâtre à l'intérieur du cerveau: «Si à vingt -cinq ans tu n'es pas mariée, tu auras de bonnes raisons d'avoir honte», «si tu ris, tu ne seras pas distinguée», «si ton visage exprime un sentiment, tu es vulgaire», «si tu mentionnes l'existence d'un poil sur ton corps, tu es immonde», «si un garçon t'embrasse sur la joue en public, tu es une putain», «si tu manges avec plaisir, tu es une truie», «si tu éprouves du plaisir à dormir, tu es une vache», etc. Ces préceptes seraient anecdotiques s'ils ne s'en prenaient pas à l'esprit.

Car, en fin de compte, ce qui est assené à la Nippone à travers ces dogmes incongrus, c'est qu'il ne faut rien espérer de beau. N'espère pas jouir, car ton plaisir t'anéantirait. N'espère pas être amoureuse, car tu n'en vaux pas la peine: ceux qui t’aimeraient t’aimeraient pour tes mirages, jamais pour ta vérité. N'espère pas que la vie t'apporte quoi que ce soit, car chaque année qui passera t'enlèvera quelque chose. N'espère pas même une chose aussi simple que le calme, car tu n'as aucune raison d'être tranquille.

Espère travailler. Il y a peu de chances, vu ton sexe, que tu t'élèves beaucoup, mais espère servir ton entreprise. Travailler te fera gagner de l'argent, dont tu ne retireras aucune joie mais dont tu pourras éventuellement te prévaloir, par exemple en cas de mariage – car tu ne seras pas assez sotte pour supposer que l'on puisse vouloir de toi pour ta valeur intrinsèque.

A part cela, tu peux espérer vivre vieille, ce qui n'a pourtant aucun intérêt, et ne pas connaître le déshonneur, ce qui est une fin en soi. Là s'arrête la liste de tes espoirs licites.

Ici commence l'interminable théorie de tes devoirs stériles. Tu devras être irréprochable, pour cette seule raison que c'est la moindre des choses. Être irréprochable ne te rapportera rien d'autre que d'être irréprochable, ce qui n'est ni une fierté ni encore moins une volupté.

Je ne pourrai jamais énumérer tous tes devoirs, car il n'y a pas une minute de ta vie qui ne soit régentée par l'un d'entre eux. Par exemple, même quand tu seras isolée aux toilettes pour l'humble besoin de soulager ta vessie, tu auras l'obligation de veiller à ce que personne, ne puisse entendre la chansonnette de ton ruisseau: tu devras donc tirer la chasse sans trêve.

Je cite ce cas pour que tu comprennes ceci: si même des domaines aussi intimes et insignifiants de ton existence sont soumis à un commandement, songe, a fortiori, à l'ampleur des contraintes qui pèseront sur les moments essentiels de ta vie.

Tu as faim? Mange à peine, car tu dois rester mince, non pas pour le plaisir de voir les gens se retourner sur ta silhouette dans la rue – ils ne le feront pas -, mais parce qu'il est hontéux d'avoir des rondeurs.

Tu as pour devoir d'être belle. Si tu y parviens, ta beauté ne te vaudra aucune volupté. Les uniques compliments que tu recevrais émaneraient d'Occidentaux, et nous savons combien ils sont dênués de bon goût. Si tu admires ta propre joliesse dans le miroir, que ce soit dans la peur et non dans le plaisir: car ta beauté ne t'apportera rien d'autre que la terreur de la perdre. Si tu es une belle fille, tu ne seras pas grand-chose; si tu n'es pas une belle fille, tu séras moins que rien.