Mais avec un pareil emploi du temps, il eût été absolument impossible qu'elle convolât en justes noces. On ne pouvait cependant pas lui reprocher d'avoir trop travaillé car, aux yeux d'un Japonais, on ne travaille jamais trop. Il y avait donc une incohérence dans le règlement prévu pour les femmes: être irréprochable en travaillant avec acharnement menait à dépasser l'âge de vingt-cinq ans sans être mariée et, par conséquent, à ne pas être irréprochable. Le sommet du sadisme du système résidait dans son aporie: le respecter menait à ne pas le respecter.
Fubuki avait-elle honte de son célibat prolongé? Certainement. Elle était trop obsédée par sa perfection pour s'autoriser le moindre manquement aux consignes suprêmes. Je me demandais si elle avait parfois des amants de passage: ce qui était hors de doute, c'est qu'elle ne se serait pas vantée de ce crime de lèse-nadeshiko (le nadeshiko, «œillet», symbolise l'idéal nostalgique de la jeune Japonaise virginale). Moi qui connaissais son emploi du temps, je ne voyais même pas comment elle aurait pu se permettre une banale aventure.
J'observais son comportement quand elle avait affaire à un célibataire – beau ou laid, jeune ou vieux, affable ou détestable, intelligent ou stupide, peu importait, pourvu qu'il ne lui fût pas inférieur dans la hiérarchie de notre compagnie ou de la sienne: ma supérieure devenait soudain d'une douceur si appuyée qu'elle en prenait un tour presque agressif. Éperdues de nervosité, ses mains tâtonnaient jusqu'à sa large ceinture qui avait tendance à ne pas rester en place sur sa taille trop mince et remettaient par-devant la boucle qui s'était décentrée. Sa voix se faisait caressante jusqu'à ressembler à un gémissement.
Dans mon lexique intérieur, j'avais appelé ça «la parade nuptiale de mademoiselle Mori». Il y avait quelque chose de comique à regarder mon bourreau se livrer à ces singeries qui diminuaient tant sa beauté que sa classe. Cependant, je ne pouvais m'empêcher d'en avoir le cœur serré, d'autant que les mâles devant lesquels elle déployait cette pathétique tentative de séduction ne s'en apercevaient pas et y étaient donc parfaitement insensiblés. J'avais parfois envie de les secouer et de leur crier:
– Allons, sois un peu galant! Tu n'as pas vu le mal qu'elle se donne pour toi? Je suis d'accord, ça ne l'avantage pas, mais si tu savais comme elle est belle quand elle ne fait pas ces manières! Beaucoup trop belle pour toi, d'ailleurs. Tu devrais pleurer de joie d'être convoité par une telle perle.
Quant à Fubuki, j'aurais tant voulu lui dire:
– Arrête! Tu crois vraiment que ça va l'attirer, ton cinéma ridicule? Tu es tellement plus séduisante quand tu m'injuries et me traites comme du poisson pourri. Si cela peut t'aider, tu n'as qu'à imaginer que lui, c'est moi. Parle-lui en te figurant que tu me parles: tu seras donc méprisante, hautaine, tu lui diras qu'il est un malade mental, un bon à rien – tu verras, il ne restera pas indifférent.
J'avais surtout envie de lui susurrer:
– Ne vaut-il pas mille fois mieux rester célibataire jusqu'à la fin de tes jours que de t'encombrer de ce doigt blanc? Que ferais-tu d'un mari pareil? Et comment peux-tu avoir honte de ne pas avoir épousé l'un de ces hommes, toi qui es sublime, olympienne, toi qui es le chef-d'œuvre de cette planète? Ils sont quasi tous plus petits que toi: ne crois-tu pas que c'est un signe? Tu es un arc trop grand pour ces minables archers.
Quand l'homme-proie s'en allait, le visage de ma supérieure passait, en moins d'une seconde, de la minauderie à l'extrême froideur. Il n'était pas rare, alors, qu'elle croise mon regard narquois. Elle resserrait ses lèvres avec haine.
Dans une compagnie amie de Yumimoto travaillait un Hollandais de vingt-sept ans, Piet Kramer. Bien que non japonais, il avait atteint un statut hiérarchique égal à celui de ma tortionnaire. Comme il mesurait un mètre quatre-vingt-dix, j'avais pensé qu'il était un parti possible pour Fubuki. De fait, quand il passait par notre bureau, elle, se lançait dans une parade nuptiale frénétique, tournant et retournant sa ceinture.
C'était un brave type qui avait bonne allure. Il convenait d'autant mieux qu'il était hollandais: cette origine quasi germanique rendait son appartenance à la race blanche beaucoup moins grave.
Un jour, il me dit:
– Vous avez de la chance de travailler avec mademoiselle Mori. Elle est si gentille!
Cette déclaration m'amusa. Je décidai d'en user: je la répétai à ma collègue, non sans un sourire ironique en mentionnant sa «gentillesse». J'ajoutai:
– Cela signifie qu'il est amoureux de vous.
Elle me regarda avec stupéfaction.
– C'est vrai?
– Je suis formelle, assurai-je.
Elle resta perplexe quelques instants. Voici ce qu'elle devait penser: «Elle est blanche, elle connaît les coutumes des Blancs. Pour une fois, je pourrais me fier à elle. Mais il ne faut surtout pas qu'elle soit au courant.»
Elle prit un air froid et dit:
– Il est trop jeune pour moi.
– Il a deux ans de moins que vous.
Aux yeux de la tradition nippone, c'est l'écart parfait pour que vous soyez une anesan niôbô, une «épouse-grande-sœur». Les Japonais pensent qu'il s'agit du meilleur mariage: la femme a juste un peu plus d'expérience que l'homme. Ainsi, elle le met à l'aise.
– Je sais, je sais.
– En ce cas, que lui reprochez-vous?
Elle se tut. Il était clair qu'elle se rapprochait de l'état second.
Quelques jours plus tard, on annonça la venue de Piet Kramer. Un émoi terrible s'empara de la jeune femme.
Par malheur, il faisait très chaud. Le Hollandais avait tombé la veste et sa chemise arborait aux aisselles de vastes auréoles de sueur. Je vis Fubuki changer de figure. Elle s'efforça de parler normalement, comme si elle ne s'était aperçue de rien. Ses paroles sonnaient d'autant plus faux que, pour parvenir à extraire les sons de sa gorge, elle devait à chaque mot projeter la tête vers l'avant. Elle que j'avais toujours connue si belle et si calme avait à présent la contenance d'une pintade sur la défensive.
Tout en se livrant à ce comportement pitoyable, elle regardait ses collègues à la dérobée. Son dernier espoir était qu'ils n'aient rien vu: hélas, comment voir si quelqu'un a vu? A fortiori, comment voir si un Japonais a vu? Les visages des cadres de Yumimoto exprimaient la bienveillance impassible typique des rencontres entre deux entreprises amies.
Le plus drôle, c'était que Piet Kramer n'avait rien remarqué du scandale dont il était l'objet ni de la crise intérieure qui suffoquait la si gentille mademoiselle Mori. Les narines de cette dernière palpitaient: il n'était pas difficile d'en deviner la raison. Il s'agissait de discerner si l'opprobre axillaire du Hollandais communiait sous les deux espèces.
Ce fut là que notre sympathique Batave, sans le savoir, compromit sa contribution à l'essor de la race eurasienne: avisant un dirigeable dans le ciel, il courut jusqu'à la baie vitrée. Ce déplacement rapide développa dans l'air ambiant un feu d'artifice de particules olfactives, que le vent de la course dispersa à travers la pièce. Il n'y eut plus aucun doute: la transpiration de Piet Kramer puait.
Et personne, dans le bureau géant, n'eût pu l'ignorer. Quant à l'enthousiasme enfantin du garçon devant le dirigeable publicitaire qui survolait régulièrement la ville, personne ne sembla s'en attendrir.
Quand l'odorant étranger s'en alla, ma supérieure était exsangue. Son sort devait pourtant empirer. Le chef de la section, monsieur Saito, donna le prèmier coup de bec: