– Je n'aurais pas pu tenir une minute de plus!
Il avait ainsi autorisé à médire. Les autres en profitèrent aussitôt:
– Ces Blancs se rendent-ils compte qu'ils sentent le cadavre?
– Si seulement nous parvenions à leur faire comprendre qu'ils puent, nous aurions en Occident un marché fabuleux pour des déodorants enfin efficaces!
– Nous pourrions peut-être les aider à sentir moins mauvais, mais nous ne pourrions pas les empêcher de suer. C'est leur race.
– Chez eux, même les belles femmes transpirent.
Ils étaient fous de joie. L'idée que leurs paroles eussent pu m'indisposer n'avait effleuré personne. J'en fus d'abord flattée: peut-être ne me considéraient-ils pas comme une Blanche. La lucidité me revint très vite: s'ils tenaient ces propos en ma présence, c'était simplement parce que je ne comptais pas.
Aucun d'entre eux ne se doutait de ce que cet épisode signifiait pour ma supérieure: si personne n'avait relevé le scandale axillaire du Hollandais, elle eût pu encore s'illusionner et fermer les yeux sur cette tare congénitale de l'éventuel fiancé.
Désormais, elle savait que rien ne serait possible avec Piet Kramer: avoir la moindre liaison avec lui serait plus grave que perdre sa réputation, ce serait perdre la face. Elle pouvait s'estimer heureuse qu'à part moi, qui étais hors jeu, personne n'ait été au courant des vues qu'elle avait eues sur ce célibataire.
Tête haute et mâchoires serrées, elle se remit au travail. A la raideur extrême de ses traits, je pus mesurer combien elle avait placé d'espoirs en cet homme: et j'y àvais été pour quelque chose. Je l'avais encouragée. Sans moi, eût-elle songé sérieusement à lui?
Ainsi, si elle souffrait, c'était en grande partie à cause de moi. Je me dis que j'aurais dû y éprouver du plaisir. Je n'en ressentais aucun.
J'avais quitté mes fonctions de comptable depuis un peu plus de deux semaines quand le drame éclata.
Au sein de la compagnie Yumimoto, il semblait que l'on m'avait oubliée. C'était ce qui pouvait m'arriver de mieux. Je commençais à me réjouir. Du fond de mon inimaginable absence d'ambition, je n'entrevoyais pas plus heureux destin que de rester assise à mon bureau en contemplant les saisons sur le visage de ma supérieure. Servir le thé et le café, me jeter régulièrement par la fenêtre et ne pas utiliser ma calculette étaient des activités qui comblaient mon besoin plus que frêle de trouver une place dans la société.
Cette sublime jachère de ma personne eût peut-être duré jusqu'à la fin des temps si je n'avais commis ce qu'il convient d'appeler une gaffe.
Après tout, je méritais ma situation. Je m'étais donné du mal pour prouver à mes supérieurs que ma bonne volonté ne m'empêchait pas d'être un désastre. A présent, ils avaient compris. Leur politique tacite devait être quelque chose comme: «Qu'elle ne touche plus à rien, celle-là!» Et je me montrais à la hauteur de cette nouvelle mission.
Un beau jour, nous entendîmes au loin le tonnerre dans la montagne: c'était monsieur Omochi qui hurlait. Le grondement se rapprocha. Déjà nous nous observions avec appréhension.
La porte de la section comptabilité céda comme un barrage vétuste sous la pression de la masse de chair du vice-président qui déboula parmi nous. Il s'arrêta au milieu de la pièce et cria, d'une voix d'ogre réclamant son déjeuner:
– Fubuki-san!
Et nous sûmes qui serait immolé en sacrifice à l'appétit d'idole carthaginoise de l'obèse. Aux quelques secondes du soulagement éprouvé par ceux qui étaient provisoirement épargnés succéda un frisson collectif de sincère empathie.
Aussitôt ma supérieure s'était levée et raidie. Elle regardait droit devant elle, dans ma direction donc, sans me voir cependant. Superbe de terreur contenue, elle attendait son sort.
Un instant, je crus qu'Omochi allait sortir un sabre caché entre deux bourrelets et lui trancher la tête. Si cette dernière tombait vers moi, je l'attraperais et la chérirais jusqu'à la fin de mes jours.
«Mais non, me raisonnai-je, ce sont des méthodes d'un autre âge. Il va procéder comme d'habitude: la convoquer dans son bureau et lui passer le savon du siècle.»
Il fit bien pire. Était-il d'humeur plus sadique que de coutume? Ou était-ce parce que sa victime était une femme, a fortiori une très belle jeune femme? Ce ne fut pas dans son bureau qu'il lui passa le savon du millénaire: ce fut sur place, devant la quarantaine de membres de la section comptabilité.
On ne pouvait imaginer sort plus humiliant pour n'importe quel être humain, à plus forte raison pour n'importe quel Nippon, à plus forte raison pour l'orgueilleuse et sublime mademoiselle Mori, que cette destitution publique. Le monstre voulait qu'elle perdît la face, c'était clair.
Il se rapprocha lentement d'elle, comme pour savourer à l'avance l'emprise de son pouvoir destructeur. Fubuki ne remuait pas un cil. Elle était plus splendide que jamais. Puis les lèvres empâtées commencèrent à trembler et il en sortit une salve de hurlements qui ne connut pas de fin.
Les Tokyoïtes ont tendance à parler à une vitesse supersonique, surtout quand ils engueulent. Non content d'être originaire de la capitale, le vice-président était un obèse colérique, ce qui encombrait sa voix de scories de fureur grasse: la conséquence de ces multiples facteurs fut que je ne compris presque rien de l'interminable agression verbale dont il martela ma supérieure.
En l'occurrence, même si la langue japonaise m’avait été étrangère, j’aurais saisi ce qui se passait: on était en train d'infliger à un être humain un sort indigne, et ce à trois mètres de moi. C'était un spectacle abominable. J'aurais payé cher pour qu'il cessât, mais il ne cessait pas: le grondement qui sortait du ventre du tortionnaire semblait intarissable.
Quel crime avait pu commettre Fubuki pour mériter pareil châtiment? Je ne le sus jamais. Mais enfin, je connaissais ma collègue: ses compétences, son ardeur au travail et sa conscience professionnelle étaient exceptionnelles. Quels qu'aient pu être ses torts, ils étaient forcément véniels. Et même s'ils ne l'étaient pas, la moindre des choses eût été de tenir compte de la valeur insigne de cette femme de premier ordre.
Sans doute étais-je naïve de me demander en quoi avait consisté la faute de ma supérieure. Le cas le plus probable était qu'elle n'avait rien à se reprocher. Monsieur Omochi était le chef: il avait bien le droit, s'il le désirait, de trouver un prétexte anodin pour venir passer ses appétits sadiques sur cette fille aux allures de mannequin. Il n'avait pas à se justifier.
Je fus soudain frappée par l'idée que j'assistais à un épisode de la vie sexuelle du vice-président, qui méritait décidément son titre: avec un physique de son ampleur, était-il encore capable de coucher avec une femme? En compensation, son volume le rendait d'autant plus apte à gueuler, à faire trembler de ses cris la frêle silhouette de cette beauté. En vérité, il était en train de violer mademoiselle Mori, et s'il se livrait à ses plus bas instincts en présence de quarante personnes, c’était pour ajouter à sa jouissance la volupté de l'exhibitionnisme.
Cette explication était tellement juste que je vis ployer le corps de ma supérieure. Elle était pourtant une dure, un monument de fierté: si son physique cédait, c'était la preuve qu'elle subissait un assaut d'ordre sexuel. Ses jambes l'abandonnèrent comme celles d'une amante éreintée: elle tomba assise sur sa chaise.
Si j'avais dû être l'interprète simultanée du discours de monsieur Omochi, voici ce que j'aurais traduit:
– Oui, je pèse cent cinquante kilos et toi cinquante, à nous deux nous pesons deux quintaux et ça m'excite. Ma graisse me gêne dans mes mouvements, j'aurais du mal à te faire jouir, mais grâce à ma masse je peux te renverser, t'écraser, et j'adore ça, surtout avec ces crétins qui nous regardent. J'adore que tu souffres dans ton orgueil, j'adore que tu n'aies pas le droit de te défendre, j'adore ce genre de viol!