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Je ne devais pas être la seule à avoir compris la nature de ce qui se passait: autour de moi, les collègues étaient en proie à un malaise profond. Autant que possible, ils détournaient les yeux et cachaient leur honte derrière leurs dossiers ou l'écran de leur ordinateur.

A présent, Fubuki était pliée en deux. Ses maigres coudes étaient posés sur son bureau, ses poings serrés retenaient son front. La mitraillette verbale du vice-président secouait son dos fragile à intervalles réguliers.

Par bonheur, je ne fus pas assez stupide pour me laisser aller à ce qui, en pareille circonstance, eût été de l'ordre du réflexe: intervenir. Nul doute que cela eût aggravé le sort de l'immolée, sans parler du mien. Cependant, il me serait impossible de prétendre être fière de ma sage abstention. L'honneur consiste le plus souvent à être idiot. Et ne vaut-il pas mieux se conduire comme une imbécile que se déshonorer? Encore aujourd'hui, je rougis d'avoir préféré l'intelligence à la décence. Quelqu'un eût dû s'interposer, et puisqu'il n'y avait aucune chance pour qu’un autre s’y risquât, c’est moi qui eusse dû me sacrifier.

Certes, ma supérieure ne me l'eût jamais pardonné, mais elle aurait eu tort: le pire n'était-il pas de nous conduire comme nous le faisions, d'assister sans broncher à ce spectacle dégradant – le pire ne résidait-il pas dans notre soumission absolue à l'autorité?

J'aurais dû chronométrer l'engueulade. Le tortionnaire avait du coffre. J'avais même l'impression qu'avec la durée, ses cris gagnaient en intensité. Ce qui prouvait, s'il en était encore besoin, la nature hormonale de la scène: semblable au jouisseur qui voit ses forces ressourcées ou décuplées par le spectacle de sa propre rage sexuelle, le vice-président devenait de plus en plus brutal, ses hurlements dégageaient de plus en plus d'énergie dont l'impact physique terrassait de plus en plus la malheureuse.

Vers la fin, il y eut un moment particulièrement désarmant: comme c'est sans doute le cas quand on subit un viol, il se révéla que Fubuki avait régressé. Fus-je la seule à entendre s'élever une frêle voix, une voix de fillette de huit ans, qui gémit par deux fois:

– Okoruna. Okoruna.

Ce qui signifie, dans le registre du langage fautif le plus enfantin, le plus familier, celui qu'emploierait une petite fille pour protester contre son père, c'est-à-dire celui auquel ne recourait jamais mademoiselle Mori pour s'adresser à son supérieur:

– Ne te fâche pas. Ne te fâche pas.

Supplication aussi dérisoire que si une gazelle déjà taillée en morceaux et à demi dévorée demandait au fauve de l'épargner. Mais surtout manquement ahurissant au dogme de la soumission, de l'interdiction de se défendre contre ce qui vient d'en haut. Monsieur Omochi sembla un rien décontenancé par cette voix inconnue, ce qui ne l'empêcha pas de crier de plus belle, au contraire: peut-être même y avait-il dans cette attitude enfantine de quoi le satisfaire davantage.

Une éternité plus tard, soit que le monstre fût lassé du jouet, soit que ce tonifiant exercice lui eût donné faim pour un double sandwich futon-mayonnaise, il s'en alla.

Silence de mort dans la section comptabilité. A part moi, personne n'osait regarder la victime. Celle-ci resta prostrée quelques minutes. Quand elle eut la force de se lever, elle fila sans prononcer un mot.

Je n'eus aucune hésitation quant à l'endroit où elle avait couru: où vont les femmes violées? Là où de l'eau coule, là où l'on peut vomir, là où il y a le moins de monde possible. Dans les bureaux de Yumimoto, l'endroit qui répondait le mieux à ces exigences était les toilettes. Ce fut là que je commis ma gaffe.

Mon sang ne fit qu'un tour: il fallait que j'aille la réconforter. J'eus beau tenter de me raisonner en pensant aux humiliations qu'elle m'avait infligées, aux insultes qu'elle m'avait jetées en pleine figure, ma ridicule compassion eut le dessus. Ridicule, je maintiens: tant qu'à agir en dépit du bon sens, j'aurais été cent fois mieux inspirée de m'interposer entre Omochi et ma supérieure. Au moins, c'eût été courageux. Alors que mon attitude finale fut simplement gentille et bête.

Je courus aux toilettes. Elle était en train de pleurer devant un lavabo. Je pense qu'elle ne me vit pas entrer. Malheureusement, elle m'entendit lui dire:

– Fubuki, je suis désolée! Je suis de tout cœur avec vous. Je suis avec vous.

Déjà je m'approchais d'elle, lui tendant un bras vibrant de réconfort quand je vis se tourner vers moi son regard éberlué de colère. Sa voix, méconnaissable de fureur pathologique, me rugit:

– Comment osez-vous? Comment osez-vous?

Je ne devais pas être dans un jour d'intelligence car j'entrepris de lui expliquer:

– Je ne voulais pas vous importuner. Je voulais seulement vous dire mon amitié…

Au paroxysme de la haine, elle rejeta mon bras comme un tourniquet et cria:

– Voulez-vous vous taire? Voulez vous partir?

Manifestement, je ne le voulais pas, car je restais plantée là, interdite.

Elle marcha vers moi, avec Hiroshima dans l'œil droit et Nagasaki dans l'œil gauche. J'ai une certitude: c'est que si elle avait eu le droit de me tuer, elle n'eût pas hésité.

Je compris enfin ce que je devais faire: je déguerpis.

De retour à mon bureau, je passai le reste de la journée à simuler une activité minimale tout en analysant mon imbécillité, vaste sujet de méditation s'il en fut.

Fubuki avait été humiliée de fond en comble sous les yeux de ses collègues. La seule chose qu'elle avait pu nous cacher, le dernier bastion de son honneur qu'elle avait pu préserver, c'étaient ses larmes. Elle avait eu la force de ne pas pleurer devant nous.

Et moi, futée, j'étais allée la regarder sangloter dans sa retraite. C'était comme si j'avais cherché à consommer sa honte jusqu'à la lie. Jamais elle n'eût pu concevoir, croire, admettre que mon comportement relevât de la bonté, même de la sotte bonté.

Une heure plus tard, la victime vint se rasseoir à son bureau. Personne n'eut un regard pour elle. Elle eut un regard pour moi: sès yeux séchés me vrillèrent de haine. Il y était écrit: «Toi, tu ne perds rien pour attendre.»

Puis elle reprit son travail comme si de rien n'était, me laissant le loisir d'interpréter la sentence.

Il était clair que, selon elle, mon attitude avait été de pures représailles. Elle savait qu'elle m'avait maltraitée par le passé. Pour elle, nul doute que mon seul but avait été la vengeance. C'était pour lui rendre la monnaie de sa pièce que j'étais allée contempler ses larmes dans les toilettes.

J'aurais tellement voulu la détromper, lui dire: «D'accord, c'était stupide et maladroit, mais je vous conjure de me croire: je n'ai pas eu d'autre motivation que la bonne, brave et bête humanité. Il y a quelque temps, je vous en ai voulu, c'est exact, et cependant, quand je vous ai vue si bassement humiliée, il n'y a plus eu place en moi que pour la compassion primitive. Et fine comme vous l'êtes, pouvez-vous douter qu'il y ait, dans cette entreprise, non, sur cette planète, quelqu'un qui vous estime, vous admire et subisse votre empire à un degré comparable au mien?»

Je ne saurai jamais comment elle eût réagi si je lui avais déclaré cela.

Le lendemain, Fubuki m'accueillit avec, cette fois, un visage d'une sérénité olympienne. «Elle s'est remise, elle va mieux», pensai-je.

Elle m'annonça d'une voix posée:

– J'ai une nouvelle affectation pour vous. Suivez-moi.