Je la suivis hors de la salle. Déjà, je n'étais pas rassurée: ma nouvelle affectation ne se passait donc pas au sein de la section comptabilité? Qu'est-ce que cela pouvait être? Et où me conduisait-elle?
Mon appréhension se précisa quand je constatai que nous prenions la direction des toilettes. Mais non, pensai-je. Nous allions certainement tourner à droite ou à gauche à la dernière seconde pour nous rendre dans un autre bureau.
Nous ne virâmes ni à bâbord ni à tribord. Elle m'entraîna bel et bien aux toilettes.
«Sans doute m'a-t-elle emmenée en ce lieu isolé pour que nous nous expliquions au sujet d'hier», me dis-je.
Non pas. Elle déclara, impassible:
– Voici votre nouveau poste.
Le visage assuré, elle me montra, très professionnelle, les gestes qui seraient désormais les miens. Il s'agissait de remplacer le rouleau de «tissu sec et propre» quand celui-ci aurait entièrement servi à essuyer des mains; il s'agissait aussi de renouveler les fournitures de papier-toilette au sein des cabinets – à cet effet, elle me confia les précieuses clefs d'un débarras où ces merveilles étaient entreposées à l'abri des convoitises dont, sans nul doute, elles eussent été l'objet de la part des cadres de la compagnie Yumimoto.
Le clou fut atteint quand la belle créature empoigna délicatement la brosse à chiottes pour m'expliquer, avec beaucoup de sérieux, quel en était le mode d'emploi – supposait-elle que je l'ignorais? Déjà, je n'aurais jamais pu imaginer qu'il me serait donné de voir cette déesse tenir un tel instrument. A plus forte raison pour le désigner comme mon nouveau sceptre.
Au dernier degré de l'ahurissement, je posai une question:
– A qui est-ce que je succède?
– A personne. Les femmes d'ouvrage effectuent ces tâches le soir.
– Et elles ont démissionné?
– Non. Seulement, vous avez dû vous apercevoir que leur service nocturne ne suffit pas. Il n'est pas rare qu'en cours de journée nous n'ayons plus de tissu sec à dérouler, ou que nous trouvions un cabinet sans papier-toilette, ou encore qu'une cuvette reste souillée jusqu'au soir. C'est gênant, surtout quand nous recevons des cadres extérieurs à Yumimoto.
L'espace d'un instant, je me demandai en quoi il était plus gênant, pour un cadre, de voir une cuvette souillée par un membre extérieur à sa compagnie que par un collègue. Je n'eus pas le temps de trouver la réponse à cette question d'étiquette car Fubuki conclut, avec un doux sourire:
– Désormais, grâce à vous, nous ne souffrirons plus de ces inconvénients.
Et elle partit. Je me retrouvai seule dans le lieu de ma promotion. Éberluée, je restai immobile, les bras ballants. Ce fut alors que la porte se rouvrit sur Fubuki. Comme au théâtre, elle était revenue pour me dire le plus beau:
– J'oubliais: il va de soi que votre service s'étend aussi aux toilettes des messieurs.
Récapitulons. Petite, je voulais devenir Dieu. Très vite, je compris que c'était trop demander et je mis un peu d'eau bénite dans mon vin de messe: je serais Jésus. J'eus rapidement conscience de mon excès d'ambition et acceptai de «faire» martyre quand je serais grande.
Adulte, je me résolus à être moins mégalomane et à travailler comme interprète dans une société japonaise. Hélas, c'était trop bien pour moi et je dus descendre un échelon pour devenir comptable. Mais il n'y avait pas de frein à ma foudroyante chute sociale. Je fus donc mutée au poste de rien du tout. Malheureusement – j'aurais dû m'en douter -, rien du tout, c'étàit encore trop bien pour moi. Et ce fut alors que je reçus mon affectation ultime: nettoyeuse de chiottes.
Il est permis de s'extasier sur ce parcours inexorable de la divinité jusqu'aux cabinets. On dit d'une cantatrice qui peut passer du soprano au contralto qu'elle possède une vaste tessiture: je me permets de souligner l'extraordinaire tessiture de mes talents, capables de chanter sur tous les registres, tant celui de Dieu que de madame Pipi.
La stupéfaction passée, la première chose que je ressentis fut un soulagement étrange. L'avantage, quand on récure des cuvettes souillées, c'est que l'on ne doit plus craindre de tomber plus bas.
Ce qui s'était déroulé dans la tête de Fubuki pouvait sans doute se résumer ainsi: «Tu me poursuis aux toilettes? Très bien. Tu y resteras.»
J'y restai.
J'imagine que n'importe qui, à ma place, eût démissionné. N'importe qui, sauf un Nippon. Me donner ce poste, de la part de ma supérieure, était une façon de me forcer à rendre mon tablier. Or, démissionner, c'était perdre la face. Nettoyer des chiottes, aux yeux d'un Japonais, ce n'était pas honorable, mais ce n'était pas perdre la face.
De deux maux, il faut choisir le moindre. J'avais signé un contrat d'un an. Il expirerait le 7 janvier 1991. Nous étions en juin. Je tiendrais le coup. Je me conduirais comme une Nippone l'eût fait.
En cela, je n'échappais pas à la règle: tout étranger désirant s'intégrer au Japon met son point d'honneur à respecter les usages de l'Empire. Il est remarquable que l'inverse soit absolument faux: les Nippons qui s'offusquent des manquements d'autrui à leur code ne se scandalisent jamais de leurs propres dérogations aux convenances autres.
J'étais consciente de cette injustice et pourtant je m'y soumettais à fond. Les attitudes les plus incompréhensibles d'une vie sont souvent dues à la persistance d'un éblouissement de jeunésse: enfant, la beauté de mon univers japonais m'avait tant frappée que je fonctionnais encore sur ce réservoir affectif. J'avais à présent sous les yeux l'horreur méprisante d'un système qui niait ce que j'avais aimé et cependant je restais fidèle à ces valeurs auxquelles je ne croyais plus.
Je ne perdis pas la face. Pendànt sept mois, je fus postée aux toilettes de la compagnie Yumimoto.
Commença donc une vie nouvelle. Si bizarre que cela puisse paraître, je n'eus pas l'impression de toucher le fond. Ce métier, à tout prendre, était bien moins atroce que celui de comptable – je parle ici de mon poste de vérification des frais de voyages d'affaires. Entre extraire de ma calculette, à longueur de journée, des nombres de plus en plus schizophrènes, et extraire des rouleaux de papier-toilette du débarras, je n'hésite pas.
Dans ce qui serait désormais mon poste, je ne me sentais pas dépassée par les événements. Mon cerveau handicapé comprenait la nature des problèmes qui lui étaient posés. Il n'était plus question de retrouver le cours du mark du 19 mars pour convertir en yens la facture de la chambre d'hôtel, puis de comparer mes résultats avec ceux du monsieur èt de me demander pourquoi il obtenait 23254 et moi 499212. Il fallait convertir de la saleté en propreté et de l'absence de papier en présence de papier.
L'hygiène sanitaire ne va pas sans une hygiène mentale. A ceux qui ne manqueront pas de trouver indigne ma soumission à une décision abjecte, je me dois de dire ceci: jamais, à aucun instant de ces sept mois, je n'ai eu le sentiment d'être humiliée.
Dès le moment où je reçus l'incroyable affectation, j'entrai dans une dimension autre de l'existence: l'univers de la dérision pure et simple. J'imagine que j'y avais basculé par activité réflexe: pour supporter les sept mois que j'allais passer là, je devais changer de références, je devais inverser ce qui jusque-là m'avait tenu lieu de repères.
Et par un processus salvateur de mes facultés immunitaires, ce retournement intérieur fut immédiat. Aussitôt, dans ma tête, le sale devint le propre, la honte devint la gloire, le tortionnaire devint la victime et le sordide devint le comique.
J'insiste sur ce dernier mot: je vécus en ces lieux (c'est le cas de le dire) la période la plus drôle de mon existence qui pourtant en avait connu d'autres. Le matin, quand le métro me conduisait à l'immeuble Yumimoto, j'avais déjà envie de rire à l'idée de ce qui m'attendait. Et lorsque je siégeais en mon ministère, je devais lutter contre de furieux accès de fou rire.