Dans la compagnie, pour une centaine d'hommes, il devait y avoir cinq femmes, au nombre desquelles Fubuki était la seule à avoir accédé au statut de cadre. Restaient donc trois employées qui, elles, travaillaient à d'autres étages: or, je n'étais accréditée qu'aux toilettes du quarante-quatrième niveau. Par conséquent, les commodités pour dames du quarante-quatrième étaient pour ainsi dire le domaine réservé de ma supérieure et moi.
Entre parenthèses, ma limitation géographique au quarante-quatrième prouvait, si besoin était, l'inanité absolue de ma nomination. Si ce que les militaires appellent élégamment «les traces de freinage» représentaient une telle gêne pour les visiteurs, je ne vois pas en quoi elles étaient moins incommodantes au quarante-troisième ou quarante-cinquième étage.
Je ne fis pas valoir cet argument. Si je m'y étais laissée aller, nul doute que l'on m'eût dit: «Très juste. Désormais, les lieux des autres étages relèveront aussi de votre juridiction.» Mes ambitions se satisfirent du quarante-quatrième.
Mon retournement des valeurs n'était pas pur fantasme. Fubuki fut bel et bien humiliée par ce qu'elle interpréta sans doute comme une manifestation de ma force d'inertie. Il était clair qu'elle avait tablé sur ma démission. En restant, je lui jouais un bon tour. Le déshonneur lui revenait en pleine figure.
Certes, cette défaite ne fut jamais consommée par des mots. J'en eus cependant des preuves.
Ainsi, il me fut donné de croiser, aux toilettes masculines, monsieur Haneda en personne. Cette rencontre nous fit à tous les deux une grande impression: à moi, parce qu'il était difficile d'imaginer Dieu en cet endroit; et à lui, sans doute parce qu'il n'était pas au courant de ma promotion.
L'espace d'un instant, il sourit, croyant que, dans ma gaucherie légendaire, je m'étais trompée de commodités. Il cessa de sourire quand il me vit retirer le rouleau de tissu qui n'était plus ni sec ni propre et le remplacer par un nouveau. Dès lors, il comprit et n'osa plus me regarder. Il avait l'air très gêné.
Je ne m'attendis pas à ce que cet épisode changeât mon sort. Monsieur Haneda était un trop bon président pour remettre en cause les ordres de l'un de ses subordonnés, a fortiori s'ils émanaient du seul cadre de sexe féminin de son entreprise. J'eus pourtant des raisons de penser que Fubuki eut à s'expliquer auprès de lui quant à mon affectation.
En effet, le lendemain, aux toilettes des dames, elle me dit d'une voix posée:
– Si vous avez des motifs de vous plaindre, c'est à moi que vous devez les adresser.
– Je ne me suis plainte à personne.
– Vous voyez très bien ce que je veux dire.
Je ne le voyais pas si bien que cela. Qu'eussé-je dû faire pour ne pas avoir l'air de me plaindre? M'enfuir aussitôt des toilettes masculines pour laisser croire que je m'étais bel et bien trompée de commodités?
Toujours est-il que j'adorai la phrase de ma supérieure: «Si vous avez des motifs de vous plaindre…» Ce que j'aimais le plus dans cet énoncé, c'était le «si»: il était envisageable que je n'aie pas de motif de plainte.
La hiérarchie autorisait deux autres personnes à me tirer de là: monsieur Omochi et monsieur Saito.
Il allait de soi que le vice-président ne s'inquiétait pas de mon sort. Il fut au contraire le plus enthousiaste quant à ma nomination. Lorsqu'il me croisait aux chiottes, il me lançait, joviaclass="underline"
– C'est bien, hein, d'avoir un poste?
Il le disait sans aucune ironie. Sans doute pensait-il que j'allais trouver en cette tâche le nécessaire épanouissement dont seul le travail pouvait être à l'origine. Qu'un être aussi inapte que moi ait enfin une place dans la société constituait à ses yeux un événement positif. Par ailleurs, il devait être soulagé de ne plus me payer à ne rien faire. Si quelqu'un lui avait signifié que cette affectation m'humiliait, il se serait exclamé:
– Et puis quoi encore? C'est en dessous de sa dignité? Elle peut déjà s'estimer heureuse de travailler pour nous.
Le cas de monsieur Saito était très différent. Il semblait profondément ennuyé de cette histoire. J'avais pu m'apercevoir qu'il crevait de peur devant Fubuki: elle dégageait quarante fois plus de force et d'autorité que lui. Pour rien au monde il n'eût osé intervenir.
Quand il me croisait aux toilettes, un rictus nerveux s'emparait de sa figure malingre. Ma supérieure avait eu raison lorsqu'elle m'avait parlé de l'humanité de monsieur Saito. Il était bon mais pusillanime.
Le cas le plus gênant fut ma rencontre en ces lieux avec l'excellent monsieur Tenshi. Il entra et me vit: il changea de figure. La première surprise passée, il devint orange. Il murmura:
– Amélie-san…
Il s'arrêta là, comprenant qu'il n'y avait rien à dire. Il eut alors une attitude étonnante: il sortit aussitôt, sans avoir effectué aucune des fonctions prévues pour cet endroit.
Je ne sus pas si son besoin avait disparu ou s'il était allé aux toilettes d'un autre étage. Il m'apparut qu'une fois encore monsieur Tenshi avait trouvé la solution la plus noble: sa manière à lui de manifester sa désapprobation quant à mon sort était de boycotter les commodités du quarante-quatrième étage. Car je ne l'y revis plus jamais et si angélique fût-il, il ne devait pas être un pur esprit.
Je compris très vite qu'il avait prêché la bonne parole autour de lui; bientôt, aucun membre de la section produits laitiers ne fréquenta plus mon antre. Et peu à peu je constatai une désaffection croissante des toilettes masculines, même de la part des autres secteurs.
Je bénis monsieur Tenshi. De plus, ce boycott constituait une véritable vengeance vis-à-vis de Yumimoto: les employés qui choisissaient d'aller plutôt au quarante-troisième étage perdaient, à attendre l'ascenseur, un temps qu'ils eussent pu mettre au service de la compagnie. Au Japon, cela s'appelle du sabotage: l'un des plus graves crimes nippons, si odieux qu'on utilise le mot français, car il faut être étranger pour imaginer pareille bassesse.
Cette solidarité émut mon cœur et enchanta ma passion philologique: si l'origine du mot «boycott» est un propriétaire irlandais du nom de Boycott, on peut néanmoins supposer que l'étymologie de son patronyme comporte une allusion à un garçon. Et de fait, le blocus de mon ministère fut exclusivement masculin.
Il n'y' eut pas de girlcott. A l'opposé, Fubuki semblait plus enragée que jamais de se rendre aux commodités. Elle entreprit même d'aller s'y brosser les dents deux fois par jour: on n'imagine pas les conséquences bénéfiques de sa haine sur son hygiène bucco-dentaire. Elle m'en voulait tant de ne pas avoir démissionné que tous les prétextes lui étaient bons pour venir me narguer.
Ce comportement m'amusait. Fubuki croyait me déranger alors qu'au contraire j'étais ravie d'avoir de si nombreuses occasions d'admirer sa beauté orageuse en ce gynécée qui nous était particulier. Aucun boudoir ne fut aussi intime que les toilettes pour dames du quarante-quatrième étage: quand la porte s’ouvrait, je savais pertinemment qu'il s'agissait de ma supérieure, puisque les trois autres femmes travaillaient au quarante-troisième. C'était donc un lieu clos, racinien, où deux tragédiennes se retrouvaient plusieurs fois par jour pour écrire le nouvel épisode d'une rixe enragée de passion.
Peu à peu, la désaffection des toilettes pour messieurs du quarante-quatrième devint un peu trop flagrante. Je n'y voyais plus guère que deux ou trois ahuris ou encore le vice-président. J'imagine que c'est ce dernier qui s'en offusqua et avertit les autorités.