Ce dut être un réel problème tactique pour eux: si dirigistes fussent-ils, les puissants de la compagnie ne pouvaient quand même pas ordonner à des cadres d'aller effectuer leurs besoins à leur étage et non à celui du dessous. Par ailleurs, ils ne pouvaient tolérer cet acte de sabotage. Par conséquent, il fallait réagir. Comment?
Bien entendu, la responsabilité de cette infamie retomba sur moi. Fubuki entra dans le gynécée et me dit d'un air terrible:
– Cela ne peut pas continuer. Une tois de plus, vous incommodez votre entourage.
– Qu'ai-je encore fait?
– Vous le savez bien.
– Je vous jure que non.
– Vous n'avez pas remarqué que les messieurs n'osent plus fréquenter les toilettes du quarante-quatrième étage? Ils perdent du temps à aller à celles des autres degrés. Votre présence les gêne.
– Je comprends. Mais ce n'est pas moi qui ai choisi d'être là. Vous ne l'ignorez pas.
– Insolente! Si vous étiez capable de vous conduire avec dignité, ces choses-là ne se produiraient pas.
Je fronçai les sourcils:
– Je ne vois pas ce que ma dignité vient faire là-dedans.
– Si vous regardez les hommes qui vont au lavabo de la même façon que vous me regardez moi, leur attitudè est facile à expliquer.
J'éclatai de rire:
– Rassurez-vous, je ne les regarde pas du tout.
– Pourquoi sont-ils incommodés, en ce cas?
– C'est normal. La simple présence d'un être du sexe opposé a de quoi les intimider.
– Et pourquoi n'en tirez-vous pas les leçons qui s'imposent?
– Quelles leçons voulez-vous que j'en tire?
– De ne plus y être présente!
Mon visage s'éclaira:
– Je suis relevée de mes fonctions aux toilettes pour messieurs? Oh, merci!
– Je n'ai pas dit ça!
– Alors je ne comprends pas.
– Eh bien, dès qu'un homme entre, vous sortez. Et vous attendez qu'il soit parti pour revenir.
– D'accord. Mais quand je suis dans les toilettes pour dames, je ne peux pas savoir s'il y a quelqu'un chez les messieurs. A moins que…
– Quoi?
Je pris mon expression la plus stupide et béate.
– J'ai une idée! Il suffit d'installer une caméra dans les commodités masculines, avec écran de surveillance chez les dames. Comme ça, je saurai toujours quand je pourrai y aller!
Fubuki me regarda avec consternation.
– Une caméra dans les toilettes des hommes? Vous arrive-t-il de réfléchir avant de parler?
– Du moment que les messieurs ne le savent pas! continuai-je ingénument.
– Taisez-vous! Vous êtes une imbécile!
– C'est à espérer. Imaginez que vous ayez donné ce poste à quelqu'un d'intelligent!
– De quel droit me répondez-vous?
– Qu'est-ce que je risque? Il vous est impossible de m'affecter à un emploi inférieur.
Là, j'étais allée trop loin. Je crus que ma supérieure avait un infarctus. Elle me poignarda du regard.
– Attention! Vous ne savez pas ce qui pourrait vous arriver.
– Dites-le-moi.
– Méfiez-vous. Et arrangez-vous pour déserter les toilettes masculines quand il y viendra quelqu'un.
Elle sortit. Je me demandai si sa menacé était réelle ou si elle bluffait.
J'obéis donc à la nouvelle consigne, soulagée de fréquenter moins un lieu où, en deux mois, j'avais eu l'accablant privilège de découvrir que le mâle nippon n'était pas distingué du tout.
Autant la Japonaise vivait dans la terreur du moindre bruit produit par sa personne, autant le Japonais s'en préoccupait peu.
Même en y étant moins souvent, je constatai pourtant que les cadres de la section produits laitiers n'avaient pas repris leurs habitudes au quarante-quatrième étage: sous l'impulsion de leur chef, leur boycott se poursuivait. Grâce éternelle en soit rendue à monsieur Tenshi.
En vérité, depuis ma nomination, aller aux toilettes de l'entreprise était devenu un acte politique.
L'homme qui fréquentait encore les toilettés du quarante-quatrième signifiait: «Ma soumission à l'autorité est absolue et cela m'est égal qu'on humilie les étrangers. D'ailleurs, ces derniers n'ont pas leur place chez Yumimoto.»
Celui qui refusait d'y aller exprimait cette opinion: «Respecter mes supérieurs ne m'empêche pas de conserver mon esprit critique vis-à-vis de certaines de leurs décisions. D'autre part, je pense que Yumimoto aurait avantage à employer des étrangers dans quelques postes à responsabilité où ils pourraient nous être utiles.»
Jamais lieux d'aisances ne furent le théâtre d'un débat idéologique à l'enjeu aussi essentiel.
Toute existence connaît son jour de traumatisme primal, qui divise cette vie en un avant et un après et dont le souvenir même furtif suffit à figer dans une terreur irrationnelle, animale et inguérissable.
Les toilettes pour dames de la compagnie étaient merveilleuses car elles étaient éclairées d'une baie vitrée. Cette dernière avait pris dans mon univers une place colossale: je passais des heures debout, le front collé au verre, à jouer à me jeter dans le vide. Je voyais mon corps tomber, je me pénétrais de cette chute jusqu'au vertige. Pour cette raison, j'affirme que je ne me suis jamais ennuyée une minute à mon poste.
J'étais en plein exercice de défenestration quand un nouveau drame éclata. J'entendis la porte s'ouvrir derrière moi. Ce ne pouvait être que Fubuki; pourtant, ce n'était pas le bruit net et rapide de ma tortionnaire poussant l'huis. C'était comme si la porte avait été renversée. Et les pas qui suivirent n'étaient pas ceux d'escarpins, mais ceux, lourds et déchaînés, du yéti en rut.
Tout cela se déroula très vite et j'eus à peine le temps de me retourner pour voir foncer sur moi la masse du vice-président.
Microseconde de stupeur («Ciel! Un homme – pour autant que ce gros lard fût un homme – chez les dames!») puis éternité de panique.
Il m'attrapa comme King Kong s'empare de la blondinette et m'entraîna à l'extérieur. J'étais un jouet entre ses bras. Ma peur atteignit son comble quand je vis qu'il m'emportait aux toilettes des messieurs.
Me revinrent à l'esprit les menaces de Fubuki: «Vous ne savez pas ce qui pourrait vous arriver.» Elle n'avait pas bluffé. J'allais payer pour mes péchés. Mon cœur cessa de battre. Mon cerveau écrivit son testament.
Je me rappelle avoir pensé: «Il va te violer et t'assassiner. Oui, mais dans quel ordre? Pourvu qu'il te tue avant!»
Un homme était en train de se laver les mains aux lavabos. Hélas, la présence de ce tiers ne sembla rien changer aux desseins de monsieur Omochi. Il ouvrit la porte d'un cabinet et me jeta sur les chiottes.
«Ton heure est venue», me dis-je.
Il se mit à hurler convulsivement trois syllabes. Ma terreur était si grande que je ne comprenais pas: je pensais que ce devait être l'équivalent du «banzaï!» des kamikazes dans le cas très précis de la violence sexuelle.
Au sommet de la fureur, il continuait à crier ces trois sons. Soudain la lumière fut et je pus identifier ses borborygmes:
– No pêpâ! No pêpâ!
C'est-à-dire, en nippo-américain:
– No paper! No paper!
Le vice-président avait donc choisi cette manière délicate pour m'avertir qu'il manquait de papier dans ce lieu.
Je filai sans demander mon reste jusqu'au débarras dont je possédais la clef et revins en courant de mes jambes flageolantes, les bras chargés de rouleaux. Monsieur Omochi me regarda les placer, me hurla quelque chose qui ne devait pas être un compliment, me jeta dehors et s'isola dans le cabinet ainsi pourvu.