L'âme en lambeaux, j'allai me réfugier dans les toilettes des dames. Je m'accroupis dans un coin et me mis à pleurer des larmes analphabètes.
Comme par hasard, ce fut le moment que choisit Fubuki pour venir se brosser les dents. Dans le miroir, je la vis qui, la bouche mousseuse de dentifrice, me regardait sangloter. Ses yeux jubilaient.
L'espace d'un instant, je haïs ma supérieure au point de souhaiter sa mort. Songeant soudain à la coïncidence entre son patronyme et un mot latin qui tombait à point, je faillis lui crier: «Memento mori!»
Six ans plus tôt, j'avais adoré un film japonais qui s'appelait Furyo - le titre anglais était Merry Christmas, mister Lawrence. Cela se passait au cours de la guerre du Pacifique, vers 1944. Une bande de soldats britanniques étaient prisonniers dans un camp militaire nippon. Entre un Anglais (David Bowie) et un chef japonais (Ryuichi Sakamoto) se nouaient ce que certains manuels scolaires appellent des «relations paradoxales».
Peut-être à cause de mon très jeune âge d'alors, j'avais trouvé ce film d'Oshima particulièrement bouleversant, surtout les scènes de confrontation trouble entre les deux héros. Cela se terminait sur une condamnation à mort de l'Anglais par le Nippon.
L'une des scènes les plus délicieuses de ce long métrage était celle où, vers la fin, le Japonais venait contempler sa victime à demi morte. il avait choisi comme supplice d'ensevelir son corps dans la terre en ne laissant émerger que la tête exposée au soleiclass="underline" cet ingénieux stratagème tuait le prisonnier de trois manières en même temps – la soif, la faim et l'insolation.
C'était d'autant plus approprié que le blond Britannique avait une carnation susceptible de rôtir. Et quand le chef de guerre, raide et digne, venait se recueillir sur l'objet de sa «relation paradoxale», le visage du mourant avait la couleur d'un roast-beef beaucoup trop cuit, un peu noirci. J'avais seize ans et il me semblait que cette façon de mourir était une belle preuve d'amour.
Je ne pouvais m'empêcher de voir une parenté de situation entre cette histoire et mes tribulations dans la compagnie Yumimoto. Certes, le châtiment que je subissais était différent. Mais j'étais quand même prisonnière de guerre dans un camp nippon et ma tortionnaire était d'une beauté au moins équivalente à celle de Ryuichi Sakamoto.
Un jour, comme elle se lavait les mains, je lui demandai si elle avait vu ce film. Elle acquiesça. Je devais être dans un jour d'audace car je poursuivis:
– Avez-vous aimé?
– La musique était bien. Dommage que cela raconte une histoire fausse.
(Sans le savoir, Fubuki pratiquait le révisionnisme soft qui est encore le fait de nombreux jeunes gens au pays du Soleil-Levant: ses compatriotes n'avaient rien à se reprocher quant à la dernière guerre et leurs incursions en Asie avaient pour but de protéger les indigènes contre les nazis. Je n'étais pas en position de discuter avec elle.)
– Je pense qu'il faut y voir une métaphore, me contentai-je de dire.
– Une… métaphore de quoi?
– Du rapport à l'autre. Par exemple, des rapports entre vous et moi.
Elle me regarda avec perplexité, l'air de se demander ce que cette handicapée mentale avait encore trouvé.
– Oui, continuai-je. Entre vous et moi, il y a la même différence qu'entre Ryuichi Sakamoto et David Bowie. L'Orient et l'Occident. Derrière le conflit apparent, la même curiosité réciproque, les mêmes malentendus cachant un réel désir de s'entendre.
J'avais beau m'en tenir à des litotes pour le moins ascétiques, je me rendais compte que j'allais déjà trop loin.
– Non, dit sobrement ma supérieure.
– Pourquoi?
Qu'allait-elle rétorquer? Elle avait l'embarras du choix: «Je n'éprouve aucune curiosité envers vous», ou «je n'ai aucun désir de m'entendre avec vous», ou «quelle outrecuidance d'oser comparer votre sort à celui d'un prisonnier de guerre!», ou «il y' avait entre ces deux personnages quelque chose de trouble qu'en aucun cas je ne reprendrais à mon compte».
Mais non. Fubuki fut très habile.
D'une voix neutre et polie, elle se contenta de me donner une réponse autrement percutantè derrière sa courtoisie:
– Je trouve que vous ne ressemblez pas à David Bowie.
Il fallait reconnaître qu'elle avait raison.
Il était rarissime que je parle, à ce poste qui était désormais le mien. Ce n'était pas interdit et, pourtant, une règle non écrite m'en empêchait. Bizarrement, quand on exerce une tâche aussi peu reluisante, la seule façon de préserver son honneur consiste à se taire.
En effet, si une nettoyeuse de chiottes bavarde, on a tendance à penser qu'elle est à l'aise dans son travail, qu'elle y est à sa place et que cet emploi l'épanouit au point de lui inspirer le désir de gazouiller.
En revanche, si elle se tait, c'est qu'elle vit son travail comme une mortification monacale. Effacée dans son mutisme, elle accomplit sa mission expiatoire en rémission des péchés de l’humanité. Bernanos parle de accablante banalité du Mal; la nettoyeuse de chiottes, elle, connaît l'accablante banalité de la déjection, toujours la même derrière de répugnantes disparités.
Son silence dit sa consternation. Elle est la carmélite des commodités.
Je me taisais donc et pensais d'autant plus. Par exemple, en dépit de mon absence de ressemblance avec David Bowie, je trouvais que ma comparaison tenait la route. Il y avait bel et bien une parenté de situation entre mon cas et le sien. Car enfin, pour m'avoir attribué un poste aussi ordurier, il fallait bien que les sentiments de Fubuki à mon égard ne fussent pas tout à fait nets.
Elle avait d'autres subordonnés que moi. Je n'étais pas la seule personne qu'elle haïssait et méprisait. Elle eût pu en martyriser d'autres que moi. Or, elle n'exerçait sa cruauté qu'envers moi. Ce devait être un privilège.
Je décidai d'y voir une élection.
Ces pages pourraient donner à croire que je n'avais aucune vie en dehors de Yumimoto. Ce n'est pas exact. J'avais, en dehors de la compagnie, une existence qui était loin d'être vide ou insignifiante.
J'ai cependant décidé de n'en pas parler ici. D'abord parce que ce serait hors sujet. Ensuite parce que, vu mes horaires de travail, cette vie privée était pour le moins limitée dans le temps.
Mais surtout pour une raison d'ordre schizophrénique: quand j'étais à mon poste, aux toilettes du quarante-quatrième étage de Yumimoto, en train de récurer les vestiges des immondices d'un cadre, il m'était impossible de concevoir qu'en dehors de cet immeuble, à onze stations de métro de là, il y avait un endroit où des gens m'aimaient, me respectaient et ne voyaient aucun rapport entre une brosse à chiottes et moi.
Quand cette partie nocturne de mon quotidien me surgissait à l'esprit sur ce lieu de travail, je ne pouvais que penser ceci: «Non. Tu as inventé cette maison et ces individus. Si tu as l'impression qu'ils existent depuis plus longtemps que ta nouvelle affectation, c'est une illusion. Ouvre les yeux: que pèse la chair de ces précieux humains face à l'éternité de la faïence des sanitaires? Rappelle-toi ces photos de villes bombardées: les gens sont morts, les maisons sont rasées, mais les toilettes se dressent encore fièrement dans le ciel, juchées sur les tuyauteries en érection. Quand l'Apocalypse aura fait son œuvre, les cités ne seront plus que des forêts de chiottes. La chambre douce où tu dors, les personnes que tu aimes, ce sont des créations compensatoires de ton esprit. Il est typique des êtres qui exercent un métier lamentable de se composer ce que Nietzsche appelle un arrière-monde, un paradis terrestre ou céleste auquel ils s'efforcent de croire pour se consoler de leur condition infecte. Leur éden mental est d'autant plus beau que leur tâche est vile. Crois-moi: rien n'existe en dehors des commodités du quarante-quatrième étage. Tout est ici et maintenant.»