La réponse coulait de source. Je m'amusais beaucoup:
– C'est l'infériorité du cerveau occidental par rapport au cerveau nippon.
Enchantée de ma docilité face à ses désirs, Fubuki trouva une repartie équitable:
– Il y a certainement de cela. Cependant, il ne faut pas exagérer l'infériorité du cerveau occidental moyen. Ne croyez-vous pas que cette incapacité provient surtout d'une déficience propre à votre cerveau à vous?
– Sûrement.
– Au début, je pensais que vous aviez le désir de saboter Yumimoto. Jurez-moi que vous ne faisiez pas exprès d'être stupide.
– Je le jure.
– Êtes-vous consciente de votre handicap?
– Oui. La compagnie Yumimoto m'a aidée à m'en apercevoir.
Le visage de ma supérieure demeurait impassible mais je sentais à sa voix que sa bouche se desséchait. J'étais heureuse de lui fournir enfin un moment det volupté.
– L'entreprise vous a donc rendu un grand service.
– Je lui en serai pleine de gratitude pour l'éternité.
J'adorais le tour surréaliste que prenait cet échange qui hissait Fubuki versi un septième ciel inattendu. Au fond, c'était un moment très émouvant.
«Chère tempête de neige, si je puis, à si peu de frais, être l'instrument de ta jouissance, ne te gêne surtout pas, assaille-moi de tes flocons âpres et durs, de tes grêlons taillés comme des silex, tes nuages sont si lourds de rage, j'accepte d'être la mortelle perdue dans la montagne sur laquelle ils déchargent leur colère, je reçois en pleine figure leurs mille postillons glacés, il ne m'en coûte guère et c'est un beau spectacle que ton besoin d'entailler ma peau à coups d'insultes, tu tires à blanc, chère tempête de neige, j'ai refusé que l'on me bande les yeux face à ton peloton d'exécution, car il y a si longtemps que j'attendais de voir du plaisir dans ton regard.»
Je crus qu'elle avait atteint l'assouvissement car elle me posa cette question qui me parut de simple forme:
– Et ensuite, que comptez-vous faire?
Je n'avais pas l'intention de lui parler des manuscrits que j'écrivais. Je m'en tirai avec une banalité:
– Je pourrais peut-être enseigner le français.
Ma supérieure éclata d'un rire méprisant.
– Enseigner! Vous! Vous vous croyez capable d'enseigner!
Sacrée tempête de neige, jamais à court de munitions!
Je compris qu'elle en redemandait. Je n'allais donc pas sottement lui répondre que j'avais un diplôme de professeur.
Je baissai la tête.
– Vous avez raison, je ne suis pas encore assez consciente de mes limites.
– En effet. Franchement, quel métier pourriez-vous exercer?
Il fallait que je lui donne accès au paroxysme de l'extase.
Dans l'ancien protocole impérial nippon, il est stipulé que l'on s'adressera à l'Empereur avec «stupeur et tremblements». J'ai toujours adoré cette formule qui correspond si bien au jeu des acteurs dans les films de samouraïs, quand ils s'adressent à leur chef, la voix traumatisée par un respect surhumain.
Je pris donc le masque de la stupeur et je commençai à trembler. Je plongeai un regard plein d effroi dans celui de la jeune femme et je bégayai:
– Croyez-vous que l'on voudra de moi au ramassage des ordures?
– Oui! dit-elle avec un peu trop d'enthousiasme.
Elle respira un grand coup. J'avais réussi.
Il fallut ensuite que je présente ma démission à monsieur Saito. Il me donna lui aussi rendez-vous dans un bureau vide mais, à la différence de Fubuki, il semblait mal à l'aise quand je m'assis en face de lui.
– Nous approchons du terme de mon contrat et je voulais vous annoncer avec regret que je ne pourrai le reconduire.
Le visage de monsieur Saito se crispa en une multitude de tics. Comme je ne parvenais pas à traduire ces mimiques, je continuai mon numéro:
– La compagnie Yumimoto m'a donné de multiples occasions de faire mes preuves. Je lui en serai éternellement reconnaissante. Hélas, je n'ai pas pu me montrer à la hauteur de l'honneur qui m'était accordé.
Le petit corps malingre de monsieur Saito s'agita en soubresauts nerveux. Il avait l'air très gêné de ce que je racontais.
– Amélie-san…
Ses yeux cherchaient dans tous les coins de la pièce, comme s'ils allaient y trouver un mot à dire. Je le plaignais.
– Saito-san?
– Je… nous… je suis désolé. Je n'aurais pas voulu que les choses se passent ainsi.
Un Japonais qui s'excuse pour de vrai, cela arrive environ une fois par siècle. Je fus horrifiée que monsieur Saito ait consenti pour moi une telle humiliation. C'était d'autant plus injuste qu'il n'avait joué aucun rôle dans mes destitutions successives..
– Vous n'avez pas à être désolé. Les choses se sont déroulées au mieux. Et mon passage dans votre société m'a beaucoup appris.
Et là, en vérité, je ne mentais pas.
– Vous avez des projets? Me demanda-t-il avec un sourire hypertendu et gentil.
– Ne vous inquiétez pas pour moi.
Je trouverai bien quelque chose.
Pauvre monsieur Saito! C'était à moi de le réconforter. Malgré sa relative ascension professionnelle, il était un Nippon parmi des milliers, à la fois esclave et bourreau maladroit d'un système qu'il n'aimait sûrement pas mais qu'il ne dénigrerait jamais, par faiblesse et manque d'imagination.
Ce fut au tour de monsieur Omochi.
J'étais morte de peur à l'idée de me retrouver seule avec lui dans son bureau. J'avais tort: le vice-président était d'excellente humeur.
Il me vit et s'exclama:
– Amélie-san!
Il le dit de cette façon nippone et formidable qui consiste à confirmer l'existence d'une personne en lançant son nom en l'air.
Il avait parlé la bouche pleine. Rien qu'au son de sa voix, j'essayai de diagnostiquer la nature de cet aliment. Ce devait être pâteux, collant, le genre de chose dont il faut désengluer ses dents avec sa langue pendant de longues minutes. Pas assez adhérent au palais, cependant, pour être du caramel. Trop gras pour être du lacet de réglisse. Trop épais pour être du marshmallow. Mystère.
Je me lançai dans ma litanie, maintenant bien rodée:
– Nous approchons du terme de mon contrat et je voulais vous annoncer avec regret que je ne pourrai le reconduire.
La friandise, posée sur ses genoux, m'était dissimulée par le bureau. Il en porta une nouvelle ration à sa bouche: les gros doigts me cachèrent cette cargaison qui fut engloutie sans que j’aie pu en apercevoir la couleur. J'en fus contrariée.
L'obèse dut s'apercevoir de ma curiosité envers son alimentation car il déplaça le paquet qu'il jeta sous mes yeux. A ma grande surprise, je vis du chocolat vert pâle.
Perplexe, je levai vers le vice-président un regard plein d'appréhension:
– C'est du chocolat de la planète Mars?
Il se mit à hurler de rire. Il hoquetait convulsivement:
– Kassei no chokorêto! Kassei no chokorêto!
C'est-à-dire: «Du chocolat de Mars! Du chocolat de Mars!»
Je trouvais que c'était une manière étonnante d'accueillir ma démission. Et cette hilarité pleine de cholestérol me mettait très mal à l'aise. Elle enflait et je voyais le moment où une crise cardiaque le terrasserait sous mes yeux.
Comment expliquerais-je cela aux autorités? «J'étais venue lui donner ma démission. Ça l'a tué.» Aucun membre de la compagnie Yumimoto ne goberait pareille version: j'étais le genre d'employée dont le départ ne pouvait être qu'une excellente nouvelle.
Quant à l'histoire de chocolat vert, personne n'y croirait. On ne meurt pas à cause d'une latte de chocolat, fut-elle couleur de chlorophylle. La thèse de l'assassinat se révélerait beaucoup plus crédible. Ce ne seraient pas les mobiles qui m’auraient manqué.