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Bref, il fallait espérer que monsieur Omochi ne crevât pas, car j'eusse été la coupable idéale.

Je m'apprêtais à lancer mon second couplet pour couper court à ce typhon de rire quand l'obèse précisa:

– C'est du chocolat blanc au melon vert, une spécialité de Hokkaido. Exquis. Ils ont reconstitué à la perfection le goût du melon japonais. Tenez, essayez.

– Non, merci.

J'aimais le melon nippon, mais l'idée de cette saveur mêlée à celle du chocolat blanc me répugnait réellement.

Pour d'obscures raisons, mon refus irrita le vice-président. Il renouvela son ordre à la forme polie:

– Meshiagatte kudasai.

C'est-à-dire: «S'il vous plaît, faites moi la faveur de manger.»

Je refusai.

Il commença à dévaler les niveaux de langue:

– Tabete.

C'est-à-dire: «Mangez.»

Je refusai.

Il cria:

– Taberu!

C'est-à'-dire: «Bouffe!»

Je refusai.

Il explosa de colère:

– Dites donc, aussi longtemps que votre contrat n'est pas terminé, vous devez m'obéir!

– Qu'est-ce que cela peut vous faire, que j'en mange ou non?

– Insolente! Vous n'avez pas à me poser de questions! Vous devez exécuter mes ordres.

– Qu'est-ce que je risque, si je n'obtempère pas? D'être fichue à la porte? Cela m'arrangerait.

L'instant d'après, je me rendis compte que j'étais allée trop loin. Il suffisait de voir l'expression de monsieur Omochi pour comprendre que les bonnes relations belgo-japonaises étaient en train d'en prendre un coup.

Son infarctus paraissait imminent. J'allai à Canossa:

– Veuillez m'excuser.

Il retrouva assez de souffle pour rugir:

– Bouffe!

C'était mon châtiment. Qui eût pu croire que manger du chocolat vert constituerait un acte de politique internationale?

Je tendis la main vers le paquet en pensant que les choses s'étaient peut-être passées comme cela, au jardin d'Éden: Ève n'avait aucune envie de croquer la pomme, mais un serpent obèse, pris d'une crise de sadisme aussi soudaine qu'inexplicable, l'y avait contrainte.

Je coupai un carré verdâtre et le portai à ma bouche. C'était surtout cette couleur qui me rebutait. Je mâchai: à ma grande honte, je trouvai que c'était loin d'être mauvais.

– C'est délicieux, dis-je à contre-cœur.

– Ha! ha! C'est bon, hein, le chocolat de la planète Mars?

Il triomphait. Les relations nippo-belges étaient à nouveau excellentes.

Quand j'eus dégluti la cause du casus belli, j'entamai la suite de mon numéro:

– La compagnie Yumimoto m'a donné de multiples occasions de faire mes preuves. Je lui en serai éternellement reconnaissante. Hélas, je n'ai pas pu me montrer à la hauteur de l'honnéur qui m'était accordé.

D'abord interloqué, sans doute parce qu'il avait totalement oublié ce dont j'étais venue lui parler, monsieur Omochi éclata de rire.

Dans ma douce candeur, j'avais imaginé qu'en m'humiliant ainsi pour le salut de leur réputation, en m'abaissant moi-même afin de n'avoir aucun reproche à leur adresser, j'allais susciter des protestations polies, du genre: «Si si, voyons, vous étiez à la hauteur!»

Or, c'était la troisième fois que je sortais mon laïus et il n'y avait toujours pas eu de dénégation. Fubuki, loin de contester mes manques, avait tenu à préciser que mon cas était plus grave encore. Monsieur Saito, si gêné qu'il fût de mes mésaventures, n'avait pas mis en cause le bien-fondé de mon autodénigrement. Quant au vice-président, non seulement il ne trouvait rien à redire à mes allégations, mais il les accueillait avec une hilarité des plus enthousiastes.

Ce constat me rappela le mot d'André Maurois: «Ne dites pas trop de mal de vous-même: on vous croirait.»

L'ogre tira de sa poche un mouchoir, sécha ses larmes de rire et, à ma grande stupeur, se moucha, ce qui est au Japon l'un des combles de la grossièreté. Étais-je donc tombée si bas que l'on pouvait sans vergogne vider son nez devant moi?

Ensuite, il soupira:

– Amélie-san!

Il n'ajouta rien. J'en conclus que, pour lui, l'affaire était close. Je me levai, saluai et partis sans demander mon reste.

Il ne me restait plus que Dieu. Jamais je ne fus aussi nippone qu'en remettant ma démission au président.

Devant lui, ma gêne était sincère et s’exprimait par un sourire crispé entrecoupé de hoquets étouffés.

Monsieur Haneda me reçut avec une extrême gentillesse dans son bureau immense et lumineux.

– Nous approchons du terme de mon contrat et je voulais vous annoncer avec regret que je ne pourrai le reconduire.

– Bien sûr. Je vous comprends.

Il était le premier à commenter ma décision avec humanité.

– La compagnie Yumimoto m'a donné de multiples occasions de faire mes preuves. Je lui en serai éternellement reconnaissante. Hélas, je n'ai pas pu me montrer à la hauteur de l'honneur qui m'était accordé.

Il réagit aussitôt:

– Ce n'est pas vrai, vous le savez bien. Votre collaboration avec monsieur Tenshi a démontré que vous avez d'excellentes capacités dans les domaines qui vous conviennent.

Ah, quand même!

Il ajouta en soupirant:

– Vous n'avez pas eu de chance, vous n'êtes pas arrivée au bon moment. Je vous donne raison de partir mais sachez que, si un jour vous changiez d'avis, vous seriez ici la bienvenue. Je ne suis certainement pas le seul à qui vous manquerez.

Je suis persuadée qu'il se trompait sur ce point. Cela ne m'en émut pas moins. Il parlait avec une bonté si convaincante que je fus presque triste à l'idée de quitter cette entreprise.

Nouvel an: trois jours de repos rituel et obligatoire. Un tel farniente a quelque chose de traumatisant pour les Japonais.

Pendant trois jours et trois nuits, il n'est même pas permis de cuisiner. On mange des mets froids, préparés à l'avance et entreposés dans de superbes boîtes de laque..

Parmi ces nourritures de fêtes, il y a les omochi: des gâteaux de riz dont, auparavant, je raffolais. Cette année-là, pour des raisons onomastiques, je ne pus en avaler.

Quand j'approchais de ma bouche un omochi, j'avais la certitude qu'il allait rugir: «Amélie-san!» et éclater d'un rire gras.

Retour à la compagnie pour seulement trois jours de travail. Le monde entier avait les yeux dardés sur le Koweït et ne pensait qu'au 15 janvier.

Moi, j'avais les yeux dardés sur la baie vitrée des toilettes et je ne pensais qu'au 7 janvier: c'était mon ultimatum.

Le matin du 7 janvier, je ne pouvais pas y croire: j'avais tant attendu cette date. Il me semblait que j'étais chez Yumimoto depuis dix ans.

Je passai ma journée aux commodités du quarante-quatrième étage dans une atmosphère de religiosité: j'effectuais les moindres gestes avec la solennité d'un sacerdoce. Je regrettais presque de ne pouvoir vérifier le mot de la vieille carmélite: «Au Carmel, ce sont les trente premières années qui sont difficiles.»

Vers dix-huit heures, après m'être lavé les mains, j'allai serrer celles de quelques individus qui, à des titres divers, m'avaient laissé entendre qu'ils me considéraient comme un être humain. La main de Fubuki ne fut pas du lot. Je le regrettai, d'autant que je n'éprouvais envers elle aucune rancune: ce fut par amour-propre que je me contraignis à ne pas la saluer. Par la suite, je trouvai cette attitude stupide: préférer son orgueil à la contemplation d'un visage exceptionnel, c'était un mauvais calcul.