– Ne restez pas plantée là! Allez donc chercher les factures que vos lumières ont classées en chimie depuis un mois!
En ouvrant le tiroir, j'eus presque envie de rire, en constatant que, suite à mes rangements, le classeur des produits chimiques avait atteint des proportions hallucinantes.
Monsieur Unaji, mademoiselle Mori et moi nous mîmes au travail. Il nous fallut trois jours pour remettre en ordre les onze facturiers. Je n'étais déjà plus en odeur de sainteté quand éclata un événement encore plus grave.
Le premier signe en fut un tremblement dans les grosses épaules du brave Unaji: cela voulait dire qu'il allait commencer à rigoler. La vibration atteignit sa poitrine puis son gosier. Le rire jaillit enfin et j'eus la chair de poule.
Fubuki, déjà blême de rage, demanda:
– Qu'est-ce qu'elle a encore fait?
Monsieur Unaji lui montra d'une part la facture et d'autre part le livre de comptes.
Elle cacha son visage derrière ses mains. J'eus envie de vomir à l'idée de ce qui m'attendait.
Ils tournèrent ensuite les pages et pointèrent diverses factures. Fubuki finit par m'empoigner par le bras: sans un mot, elle me montra les montants que mon écriture inimitable avait recopiés.
– Dès qu'il y a plus de quatre zéros d'affilée, vous n'êtes plus fichue de copier correctementl Vous rajoutez ou enlevez à chaque fois au moins un zéro!
– Tiens, c'est vrai.
– Est-ce que vous vous rendez compte? Combien de semaines va-t-il nous falloir, maintenant, pour repérer vos fautes et les corriger?
– Ce n'est pas facile, tous ces zéros qui se suivent…
– Taisez-vous!
En me tirant par le bras, elle m'entraîna vers l'extérieur. Nous entrâmes dans un bureau vide dont elle ferma la porte.
– Vous n'avez pas honte?
– Je suis désolée, dis-je lamentablement.
– Non, vous ne l'êtes pas! Croyez vous que je sois dupe? C'est pour vous venger de moi que vous avez commis ces erreurs inqualifiables!
– Je vous jure que non!
– Je le sais bien. Vous m'en voulez tant de vous avoir dénoncée au vice-président pour l'affaire des produits laitiers que vous avez décidé de me ridiculiser publiquement.
– C'est moi que je ridiculise, pas vous.
– Je suis votre supérieure directe et tout le monde sait que c'est moi qui vous ai donné ce poste. C'est donc moi qui suis responsable de vos actes. Et vous le savez bien. Vous vous conduisez aussi bassement que les autres Occidentaux: vous placez votre vanité personnelle plus haut que les intérêts de la compagnie. Pour vous venger de mon attitude envers vous, vous n'avez pas hésité à saboter la comptabilité de Yumimoto, sachant pertinemment que vos torts retomberaient sur moi!
– Je n'en savais rien et je n'ai pas commis ces erreurs exprès!
– Allons! Je n'ignore pas que vous êtes peu intelligente. Cependant, personne ne pourrait être assez stupide pour faire de pareilles fautes!
– Si: moi.
– Arrêtez! Je sais que vous mentez.
– Fubuki, je vous donne ma parole d'honneur que je n'ai pas mal recopié exprès.
– L'honneur! Qu'est -ce que vous y connaissez, à l'honneur?
Elle rit avec mépris.
– Figurez-vous que l'honneur existe aussi en Occident.
– Ah! Et vous trouvez honorable d'affirmer sans vergogne que vous êtes la dernière des imbéciles?
– Je ne pense pas que je sois si bête.
– Il faudrait savoir; vous êtes soit une traîtresse, soit une demeurée: il n'y a pas de troisième possibilité.
– Si, il y en a une: c'est moi. Il y a des gens normaux qui se révèlent incapables de recopier des colonnes de chiffres.
– Au Japon, ce genre de personnes n’existe pas.
– Qui songe à contester la supériorité japonaise? dis-je en prenant un air contrit.
– Si vous apparteniez à la catégorie des handicapés mentaux, il fallait me le dire, au lieu de me laisser vous confier cette tâche.
– Je ne savais pas que j'appartenais à cette catégorie. Je n'avais jamais recopié des colonnes de chiffres de ma vie.
– C'est quand même curieux ce handicap. Il ne faut aucune intelligence pour retranscrire des montants.
– Précisément: je crois que c'est le problème des gens de mon espèce. Si notre intelligence n'est pas sollicitée, notre cerveau s'endort. D'où mes erreurs.
Le visage de Fubuki quitta enfin son expression de combat pour adopter un étonnement amusé:
– Votre intelligence a besoin d'être sollicitée? Que c'est excentrique!
– C'est on ne peut plus ordinaire.
– Bon. Je vais réfléchir à un travail qui solliciterait l'intelligence, répéta ma supérieure qui semblait se délecter de cette façon de parler.
– Entre-temps, puis-je aller aider monsieur Unaji à corriger mes fautes?
– Surtout pas! Vous avez commis assez de dégâts comme ça!
J'ignore combien de temps il fallut à mon malheureux collègue pour rétablir l'ordre dans les facturiers défigurés par mes soins. Mais il fallut deux jours à mademoiselle Mori pour trouver une occupation qui lui parût à ma portée.
Un classeur énorme m'attendait sur mon bureau.
– Vous vérifierez les notes de frais des voyages d'affaires, me dit-elle.
– Encore de la comptabilité? Je vous ai pourtant avertie de mes déficiences.
– Cela n'a plus rien à voir. Ce travail-ci sollicitera votre intelligence, précisa-t-elle avec un sourire narquois.
Elle ouvrit le classeur.
– Voici par exemple le dossier que monsieur Shiranai a constitué en vue d'être remboursé pour ses frais à l'occasion de son voyage d'affaires à Düsseldorf. Vous devez refaire le moindre de ses calculs et les contester si vous n'obtenez pas le même résultat que lui, au yen près. A cette fin, comme la plupart des factures sont réglées en marks, vous devez calculer sur la base du cours du mark aux dates indiquées sur les tickets. N'oubliez pas que les taux changent chaque jour.
Commença alors l'un des pires cauchemars de ma vie. Dès l'instant où cette nouvelle tâche me fut attribuée, la notion de temps disparut de mon existence pour laisser place à l'éternité du supplice. Jamais, au grand jamais, il ne m'arriva de tomber sur un résultat, sinon identique, au moins comparable à ceux que j'étais censée vérifier. Par exemple, si le cadre avait calculé que Yumimoto lui devait 93327 yens, j'obtenais 15 211 yens, ou alors 172 045 yens.
Et il apparut très vite que les erreurs. étaient dans mon camp.
A la fin de la première journée, je dis à Fubuki:
– Je ne pense pas être capable de remplir cette mission.
– Il s'agit pourtant d'un travail qui sollicite l'intelligence, répliqua-t-elle, implacable.
– Je ne m'en sors pas, avouai-je lamentablement.
– Vous vous habituerez.
Je ne m'habituai pas. Il se révéla que j'étais incapable, au dernier degré, et malgré des efforts acharnés, d'effectuer ces opérations.
Ma supérieure s'empara du classeur pour me prouver combien c'était facile.
Elle prit un dossier et se mit à tapoter, à une vitesse fulgurante, sur sa calculette dont elle n'avait même pas besoin de régarder le clavier. En moins de quatre minutes, elle conclut:
– J'obtiens le même montant que monsieur Saitama, au yen près.
Et elle apposa son cachet sur le rapport.
Subjuguée par cette nouvelle injustice de la nature, je repris mon labeur. Ainsi, douze heures ne me suffisaient pas à boucler ce dont Fubuki se jouait en trois minutes cinquante secondes.