Выбрать главу

Je ne sais combien de jours s'étaient écoulés quand elle remarqua que je n'avais encore régularisé aucun dossier.

– Pas même un seul! s'exclama-t-elle.

– En effet, dis-je, attendant mon châtiment.

Pour mon malheur, elle se contenta de montrer le calendrier:

– N'oubliez pas que le classeur doit être achevé pour la fin du mois.

J'aurais préféré qu'elle se mît à hurler.

Des jours passèrent encore. J'étais en enfer: je recevais sans cesse des trombes de nombres avec virgules et décimales en pleine figure. Ils se muaient dans mon cerveau en un magma opaque et je ne pouvais plus les distinguer les uns des autres. Un oculiste me certifia que ce n'était pas ma vue qui était en cause.

Les chiffres, dont j'avais toujours admiré la calme beauté pythagoricienne, devinrent mes ennemis. La calculette aussi me voulait du mal. Au nombre de mes handicaps psychomoteurs, il y avait celui-ci: quand je devais tapoter sur un clavier pendant plus de cinq minutes, ma main se retrouvait soudain aussi engluée que si je l'avais plongée dans une purée de pommes de terre épaisse et collante. Quatre de mes doigts étaient irrémédiablement immobilisés; seul l'index parvenait encore à émerger pour atteindre les touches, avec une lenteur et une gaucherie incompréhensibles pour qui ne distinguait pas les patates invisibles.

Et comme, de plus, ce phénomène se doublait d'une rare stupidité face aux chiffres, le spectacle que j'offrais devant la calculette avait de quoi décontenancer. Je commençais par regarder chaque nouveau nombre avec autant d'étonnement que Robinson rencontrant un indigène de ce territoire inconnu; ensuite, ma main gourde essayait de le reproduire sur le clavier. Pour cela, ma tête ne cessait d'effectuer des aller-retour entre le papier et l'écran, afin d'être sûre de ne pas avoir égaré une virgule ou un zéro en cours de route – le plus étrange étant que ces vérifications minutieuses ne m'empêchaient pas de laisser passer des erreurs colossales.

Un jour, comme je tapotais pitoyablement sur la machine, je levai les yeux et je vis ma supérieure qui m'observait avec consternation.

– Quel est donc votre problème? me demanda-t-elle.

Pour la rassurer, je lui confiai le syndrome de la purée de pommes de terre qui paralysait ma main. Je crus que cette histoire me rendrait sympathique.

L'unique résultat de ma confidence fut cette conclusion que je lus dans le superbe regard de Fubuki: «A présent, j'ai compris: c'est une véritable handicapée mentale. Tout s'explique.»

La fin du mois approchait et le classeur demeurait aussi épais.

– Êtes-vous sûre que vous ne le faites pas exprès?

– Absolument sûre.

– Y a-t-il beaucoup de… gens comme vous dans votre pays?

J'étais la première Belge qu'elle rencontrait. Un sursaut d'orgueil national me poussa à répondre la vérité:

– Aucun Belge n'est semblable à moi.

– Cela me rassure.

J'éclatai de rire.

– Vous trouvez cela comique?

– On ne vous a jamais dit, Fubuki, qu'il était avilissant de rudoyer les handicapés mentaux?

– Si. Mais on ne m'avait pas prévenue que j'aurais l'un d'entre eux sous mes ordres.

Je rigolai de plus belle.

– Je ne vois toujours pas ce qui vous amuse.

– Cela fait partie de ma maladie psychomotrice.

– Concentrez-vous plutôt sur votre travail.

Le 28, je lui annonçai ma décision de ne plus rentrer chez moi le soir:

– Avec votre permission, je passerai les nuits ici, à mon poste.

– Votre cerveau est-il plus efficace dans l'obscurité?

– Espérons-le. Peut-être cette nouvelle contrainte le rendra-t-elle enfin opérationnel.

Je reçus son autorisation sans difficulté. Il n'était pas rare que des employés restent au bureau toute la nuit, quand il y avait des échéances à respecter.

– Croyez-vous qu'une nuit suffira?

– Certainement pas. Je n'ai pas prévu de rentrer chez moi avant le 31. Je lui montrai un sac à dos:

– J'ai apporté ce qu'il me faut.

Une certaine griserie s'empara de moi lorsque je me retrouvai seule dans la compagnie Yumimoto. Elle passa très vite, quand je constatai que mon cerveau ne fonctionnait pas mieux la nuit. Je travaillai sans trêve: cet acharnement ne donna aucun résultat.

A quatre heures du matin, j'allai faire une rapide toilette devant un lavabo et me changer. Je bus un thé très fort et regagnai mon poste.

Les premiers employés arrivèrent à sept heures. Fubuki arriva une heure plus tard. Elle eut un bref regard sur le casier des notes de frais vérifiées et vit qu'il était toujours aussi vide. Elle hocha la tête.

Une nuit blanche succéda à la précédente. La situation demeurait inchangée. Dans mon crâne, les choses restaient aussi confuses. J'étais pourtant très loin du désespoir. Je ressentais un optimisme incompréhensible qui me rendait audacieuse. Ainsi, sans interrompre mes calculs, je tenais à ma supérieure des discours pour le moins hors de propos:

– Dans votre prénom, il y a la neige. Dans la version japonaise de mon prénom, il y a la pluie. Cela me paraît pertinent. Il y a entre vous et moi la même différence qu'entre la neige et la pluie. Ce qui ne nous empêche pas d'être composées d'un matériau identique.

– Trouvez-vous vraiment qu'il y ait un point de comparaison entre vous et moi?

Je riais. En vérité, à cause du manque de sommeil, je riais pour un rien. J'avais parfois des coups de fatigue et de découragement, mais je ne tardais jamais à retomber dans mon hilarité.

Mon tonneau des Danaïdes ne cessait de se remplir de chiffres que mon cerveau percé laissait fuir. J'étais le Sisyphe de la comptabilité et, tel le héros mythique, je ne me désespérais jamais, je recommençais les opérations inexorables pour la centième fois, la millième fois. Je me dois au passage de signaler ce prodige: je me trompai mille fois, ce qui eût été consternant comme de la musique répétitive si mes mille erreurs n'avaient été diverses à chaque fois; j'obtins, pour chaque calcul, mille résultats différents. J'avais du génie.

Il n'était pas rare qu'entre deux additions je relève la tête pour contempler celle qui m'avait mise aux galères. Sa beauté me stupéfiait. Mon seul regret était son brushing propret qui immobilisait ses cheveux mi-longs en une courbe imperturbable dont la rigidité signifiait: «Je suis une executive woman Alors, je me livrais à un délicieux exercice: je la décoiffais mentalement. A cette chevelure éclatante de noirceur, je rendais la liberté. Mes doigts immatériels lui donnaient un négligé admirable. Parfois, je me déchaînais, je lui mettais les cheveux dans un tel état qu'elle semblait avoir passé une folle nuit d'amour. Cette sauvagerie la rendait sublime.

Il advint que Fubuki me surprit dans mon métier de coiffeuse imaginaire:

– Pourquoi me regardez-vous comme ça?

– Je pensais qu'en japonais, «cheveux» et «dieu» se disent de la même façon.

– «Papier» aussi, ne l'oubliez pas. Retournez à votre paperasse.

Mon flou mental s'aggravait d'heure en heure. Je savais de moins en moins ce que je devais dire ou ne pas dire. En cherchant le cours de la couronne suédoise à la date du 20/2/1990, ma bouche prit l'initiative de parler:

– Qu'est-ce que vous vouliez devenir plus tard, quand vous étiez petite?

– Championne de tir à l'arc.

– Cela vous irait bien!

Comme elle ne me rendàit pas ma question, j'enchaînai:

– Moi, quand j'étais petite, je voulais devenir Dieu. Le Dieu des chrétiens, avec un grand D. Vers l'âge de cinq ans, j'ai compris que mon ambition était irréalisable. Alors, j'ai mis un peu d'eau dans mon vin et j'ai décidé de devenir le Christ. J'imaginais ma mort sur la croix devant l'humanité entière. A l'âge de sept ans, j'ai pris conscience que cela ne m’arriverait pas. J'ai résolu, plus modestement, de devenir martyre. Je me suis tenue à ce choix pendant de nombreuses années. Ça n'a pas marché non plus.