— Rosario, vous me devez une explication…
Mais la voix de H.H. l’obligea à regarder de nouveau devant lui. Cependant par de petits coups d’œil en coin il continuait d’observer son compagnon.
— Nous allons aussi examiner les tests que vous avez passés… Nous vous avions promis de vous les rendre. C’est ce que nous allons faire, mais en constituant des commissions… Mettons des groupes de dix personnes qui éplucheront les réponses données… Je suis certain que votre perspicacité fera merveille.
Comme quelques protestations s’élevaient, il reprit sa gouaille habituelle :
— Voyons, il n’y avait rien de confidentiel dans ces fiches… Est-ce qu’il se trouve quelqu’un parmi vous qui regrette ou ait honte de ce qu’il a écrit l’autre jour de sa propre main ?
Bien évidemment il n’y avait personne.
— Constituez-vous en commissions…
Tout le monde se levait.
— Je reste avec vous, murmura Clara. Je n’ai pas envie de me retrouver avec d’autres personnes que je ne connaîtrais pas.
— Vous avez l’intention d’obéir ? demanda Maxime Carel.
— Mais… pas vous ?
Maxime secoua la tête.
— Non… Je vais me coucher… J’en ai assez supporté pour ce soir.
Comme il parlait haut, plusieurs têtes se retournèrent pour le regarder. Il resta calme.
— Vous restez ?
— Ne faites pas ça, dit Rosario, vous allez vous rendre suspect.
— Voyons, ce serait absurde… Bonsoir ! Tranquillement il se dirigea vers la sortie.
Mais il aperçut un homme qui marchait vite dans une travée et qui allait lui barrer le chemin, Marcel Pochet.
Il ne chercha nullement à accélérer et soudain se trouva en face du syndicaliste.
— Vous partez ? lui demanda l’homme.
— Je vais me coucher.
— Vous ne participez pas à l’enquête ?
— Je suis fatigué. J’ai fait mon plein d’émotions aujourd’hui et j’estime que c’est suffisant.
L’autre glissa une cigarette entre ses lèvres molles.
— Désapprouveriez-vous, par hasard ?
— Cela me regarde, dit Maxime. Je vais me coucher tout simplement. Bonsoir.
— La conscience tranquille, hein ?
— Pourquoi pas ?
— Vous allez peut-être écrire à Mme Carel ? Cette allusion à Patricia aurait pu l’alerter mais elle lui fit voir rouge.
— Mêlez-vous de vos affaires, mon vieux ! Dans sa chambre, il fuma nerveusement un dernier cigare sur son balcon. La nuit était tiède, parfumée par les hibiscus et le jasmin. Toute la douceur de vivre du monde environnait l’immense demeure d’un écrin paisible, tandis qu’au rez-de-chaussée des hommes et des femmes devenaient fous, basculaient dans l’hystérie. Il ne voulait pas devenir le complice de cette mini-chasse aux sorcières. Même pas le témoin.
Il allait se mettre au lit lorsqu’on frappa. Croyant que Clara avait fini par adopter la même attitude que lui, s’en réjouissant, il alla ouvrir.
Ils étaient trois. Pierre Montel, sa femme et Marcel Pochet.
— J’allais me coucher, dit-il surpris. Je ne me sens pas en forme.
Ils le fixaient en silence. Il remarqua que la femme de Montel avait les bras le long du corps et qu’elle serrait les poings, tandis que sa respiration était rapide, comme si elle avait du mal à maîtriser une immense colère.
— Nous désirons vous interroger, dit brutalement Marcel Pochet.
— M’interroger ? Vous dites m’interroger ? s’indigna Maxime. Etes-vous devenus fous ?
— Je vous en prie, Carel, murmura Pierre Montel, soyez coopératif.
— Oui ! hurla soudain sa femme. Vous interroger sur votre sale gauchiste de femme. Vous allez nous dire si c’est l’Internationale terroriste qui vous a chargé de nous espionner.
CHAPITRE V
L’homme de la multinationale s’appelait Kaffer. Il comparaissait pour la troisième fois devant la commission sénatoriale réduite, à titre de témoin libre. Il n’était nullement forcé de répondre à l’invitation qui lui avait été adressée et ne manquait pas de le rappeler chaque fois. Le président de la commission était le sénateur Maroni de l’Etat de New York. A ses côtés siégeait le sénateur John Holden. Le vieux politicien tétait un gros havane non allumé, regardant fréquemment sa montre. Le médecin ne lui en accordait plus que deux par jour et il attendait 10 heures avec une impatience mal dissimulée. A côté de lui, mais légèrement en retrait, le Commander Kovask, désigné comme secrétaire adjoint, faisait partie du brain-trust d’Holden et ne quittait pas l’homme de la multinationale des yeux.
Kaffer était jeune, habillé avec une certaine décontraction. Genre mafioso des années trente. Ces jeunes technocrates avides récupéraient tout. Il était une époque où ils s’habillaient style hippie de bon goût. Mais ils ne pouvaient que rarement donner une certaine chaleur à leur visage. Kaffer était un beau garçon, bronzé, plein de santé, toujours prêt à sourire. Mais son regard démentait tout le reste. Kovask s’était demandé depuis le premier jour où il avait déjà vu le même, venait juste de se souvenir que c’était une vieille photographie du premier Rockefeller.
— A la demande du sénateur Maroni, j’ai effectué quelques recherches dans la comptabilité centrale de Détroit… J’ai ici les photocopies de toutes les sommes remises à ce jour, et depuis cinq ans, à différentes organisations culturelles, sportives, philanthropiques. Le chiffre pourrait paraître énorme mais il représente plusieurs centaines de bénéficiaires…
— Et quel est ce chiffre ? demanda Maroni.
Fils d’immigrés anti fascistes venus d’Italie, Mario Maroni n’avait jamais cherché à le dissimuler, ce qui le rendait assez sympathique. De ses origines, il conservait vin teint olivâtre, des cheveux frisés, poivre et sel à l’approche de la cinquantaine, un goût bien connu pour les pâtes à l’italienne, le culte de la famille. Sa fille lui servait de secrétaire et son gendre dirigeait son brain-trust. On disait ironiquement qu’il avait été élu grâce au travail acharné d’une centaine de personnes faisant toutes partie de sa parenté.
— Nous dépassons les trois millions de dollars, répondit Kaffer très à l’aise.
— Pour les U.S.A. seulement ?
— Bien entendu.
— Vous serait-il possible de regrouper tous les renseignements concernant vos filiales mondiales ? Plus précisément celles de l’Europe ?
Maroni eut un large sourire qui découvrit ses nombreuses dents en or :
— Nous nous contenterons même de quelques pays… Tenez, au hasard, l’Italie…
Il y eut quelques sourires.
— La France, le Portugal, l’Espagne, l’Allemagne…
Holden ôta son cigare et se pencha vers son collègue pour lui murmurer quelque chose. Maroni approuva :
— Dans quelle catégorie classez-vous les clubs élitiques ?
— Dans les organisations culturelles…
— Oui, bien sûr…, dit le sénateur. Je me souviens d’avoir assisté à une conférence sur les papilionacées… Au Rotary… Non au Lion’s à moins que ce soit au Dynamic… J’ai appris de grandes choses ce jour-là… Que les papilionacées étaient des légumineuses à cinq pétales et non des lépidoptères. Bien, nous disons organisations culturelles… Vous avez les chiffres correspondants ?
Tout le monde souriait. Même Kaffer et sans effort apparent. Ce garçon était vraiment parfaitement armé pour affronter la Commission et Kovask comprenait mieux le choix de la multinationale.
— Pour l’ensemble des clubs en question… Il n’y a pas que les trois que vous avez cités, sénateur…