— Mais comment Marlow a-t-il réussi l’exploit d’en apprendre autant ? Il lui fallait trouver des témoins ?
— Après avoir interrogé la femme de Matanas, il est revenu en Louisiane et patiemment il a reconstitué une partie de l’affaire. Il a découvert l’armurier qui fournit les carabines et les munitions, l’importateur de buffles et de gazelles. Par exemple, il a obtenu un chiffre précis grâce aux douanes… Il a aussi trouvé le moyen de faire inculper un des chirurgiens pour fraude fiscale grâce à ses collègues locaux. L’homme cachait l’argent qu’il recevait du Club mais vivait au-dessus de ses moyens. Menacé de vingt années de prison, il a fini par avouer qu’il dissimulait trente mille dollars par an… Marlow ne l’a plus lâché. Jusqu’à ce que le toubib reconnaisse qu’il avait été appelé lors de ce « malheureux accident » pour examiner le corps de Matanas. D’après lui l’Espagnol s’était affolé, avait quitté son poste pour fuir devant les buffles et dans la poussière on ne l’avait pas vu.
— Où est ce chirurgien ?
— Il était en liberté sous caution… Cent mille dollars de caution payée cash… Il en a profité pour filer… Mais personnellement, je pense qu’il a certainement été liquidé.
— Et c’est alors que Marlow a trouvé la mort ?
— Hélas, oui… La Présidence nous a refilé tout le dossier, mais nous ne possédons aucune preuve formelle. C’est par le biais des subventions versées par les trusts que nous essayons d’obtenir des précisions.
— Les dirigeants du Dynamic Club doivent quand même se méfier ? Ils vont se montrer prudents désormais ?
— Je ne sais pas. Ils doivent bénéficier de protections occultes…
— C.I.A. ? demanda Kovask.
— Une fraction de celle-ci, mais ce n’est pas le plus important. Les sociétés financières sont autrement puissantes désormais dans notre pays…
— Vous disiez qu’il leur fallait une victime à tout prix. Mais pour quelle raison ? demanda la Mamma.
— Oui, j’oubliais… Une fois celle-ci abattue au cours d’une traque sans pitié, ces gens-là se retrouvent devant le fait accompli. Des photographies ont été prises, des constats de décès, d’autopsie dressés. Brutalement dégrisés, ils découvrent avec horreur, inquiétude, je ne sais si je dois dire remords qu’ils sont les complices d’un assassinat prémédité. Et les dirigeants du Club, du moins je le suppose, ne doivent rien faire pour leur donner des apaisements. Je pense que la fin du séjour se transforme en débandade générale… Que H.H. toujours aussi habile tacticien doit achever de démoraliser ces gens-là… Il doit dramatiser ce qui l’est déjà assez… Leur demander de faire le silence, de rentrer chez eux et d’essayer d’oublier… Mais en même temps il leur assure que le Dynamic Club veillera à ce qu’ils ne soient pas inquiétés au nom de la solidarité internationale. Sous-entendu bien sûr, que désormais ils devront marcher droit et agir comme on le leur demandera plus tard, lorsqu’il faudra entreprendre une lutte larvée contre les nouveaux régimes.
— Dans le fond, n’est-ce pas une façon pour les U.S.A. de lutter contre le communisme ? demanda insidieusement la Mamma.
— Carter veut moraliser les relations internationales. Je ne suis pas en désaccord avec lui. Il y a d’autres façons de lutter, l’exemple, l’honnêteté. Jusqu’ici, depuis la fin de la guerre l’autre façon ne nous a rapporté que des déboires et l’un après l’autre les pays que nous croyions les plus sûrs basculent dans l’autre camp… Il faut essayer autre chose et pourquoi pas la moralisation ?
— Mais n’avez-vous pas prévu le remplacement de Marlow avant de faire appel au sénateur Holden ? demanda Kovask.
— Si, bien sûr… J’ai voulu agir personnellement avec l’aide du fils d’un ami italien décédé. Ce fils dirige une petite fabrique de sous-traitance. Et je lui ai demandé sa collaboration. C’est un garçon sympathique que certaines méthodes dégoûtent. Il a accepté de jouer le jeu…
Kovask regarda son patron, le sénateur Holden.
— Que venons-nous faire dans cette histoire ?
— Il faut intervenir, dit Maroni. Je suis très inquiet pour le fils de mon ami. J’ignorais jusqu’à hier qu’il avait eu des contacts secrets avec les syndicats de son entreprise pour étudier un projet d’autogestion dans lequel son rôle serait quand même reconnu… Jusqu’ici c’est un projet qui n’a fait l’objet que de conversations clandestines, mais il semblerait qu’il y ait eu des fuites en Italie… Je ne pensais pas que ce garçon risquerait de devenir le bouc émissaire de cette nouvelle fournée de Dynamiciens mais, désormais, j’ai toutes les raisons de le croire. Je ne l’avais envoyé là-bas que pour observer ce qui s’y passait et au besoin devenir un témoin à charge devant notre commission.
— C’était déjà dangereux, remarqua Kovask.
— Oui, mais il en avait pris le risque.
— Vous avez des nouvelles de lui ?
— Pas depuis son départ de New York… Il avait fait la connaissance d’un couple de Français qui lui paraissaient équilibrés et dignes de sa confiance. Mais depuis, plus de nouvelles.
— Quel est son nom ? demanda la Mamma.
— Benito Rosario… J’ai connu son père à la fin de la guerre. Un pauvre homme que sa femme avait entraîné dans l’aventure fasciste et qui en est mort de chagrin.
— Qu’attendez-vous de nous ? demanda Kovask.
CHAPITRE VII
Lorsque Marcel Pochet l’avait repoussé à l’intérieur de la chambre, il avait essayé de résister mais le syndicaliste avait une force de taureau. Et puis, Mme Montel s’était soudain mise à vouloir le frapper de ses poings. Maxime avait d’abord trouvé qu’elle était ridicule avant de s’effrayer de la hargne qu’elle y mettait.
— Je t’en prie, Josette, maîtrise-toi.
— Mais tu sais bien que c’est un salopard ! Comme sa bonne femme, cette salope qui ne fait rien comme tout le monde et a le culot de nous snober.
— Nous devons nous montrer de sang-froid, rigoureux. Ne va pas chercher tes vieilles rancunes.
Marcel Pochet le refoulait toujours en direction du lit, le forçait à s’y asseoir.
— Montel, fouillez partout… N’oubliez rien.
— Ne vous inquiétez pas, répondit sa femme. S’il cache quelque chose de suspect je saurai le trouver.
Maxime croyait rêver. Il avait été reçu chez ces gens-là, avait bu, mangé dans leur salle à manger Louis XIII, cette femme avait échangé des sourires avec Patricia, lui avait donné des recettes de cuisine, demandé des modèles de tricot. Et maintenant elle fouillait sa penderie avec frénésie.
— Madame Montel, dit-il, comment pouvez-vous agir ainsi ? Vous savez bien qu’à mon retour je ne me priverai pas de raconter partout comment vous vous êtes comportée ?
— La ferme ! dit Pochet.
— Je ne vous permets pas !
— Frappez-le ! cria Josette Montel.
— Josette, je t’en prie… Tant qu’il n’est pas prouvé que Maxime Carel est coupable, tu n’as pas le droit de le considérer comme tel. Nous devons nous comporter avec dignité.
Coupable ? Comment Montel pouvait-il prononcer un tel mot ?
— Mais, monsieur Montel !
— La ferme ! répéta Pochet. Il y a longtemps que je vous ai à l’œil, moi, depuis votre départ de Paris… Je savais bien que votre petite femme appartenait à Lutte Ouvrière… Je me suis dit : « Il n’osera jamais répondre au formulaire de façon à être sélectionné »… Mais vous avez eu ce culot et dès lors j’ai compris que vous maniganciez quelque chose.