— Vraiment.
— Pour moi, un scotch.
— Crois-tu qu’ils en auraient eu au Sheraton-Russel ?
— Très certainement… On trouve tout ce que l’on désire…
— Je vais regretter vraiment mon voyage. Boire un pastis 51 au Sheraton-Russel de New York !… Ça c’est vivre, tu ne trouves pas ?
Maxime la lorgnait avec inquiétude. Il avait l’impression qu’elle pastichait quelqu’un. Une publicité peut-être. Encore une des bêtes noires ! Le gauchisme l’avait vraiment déformée pour la vie.
— Vous partez toujours en Concorde ?
— Bien sûr.
— Vous risquez de vous retrouver à Halifax si l’un des moteurs tombe en panne. Dommage qu’il ne puisse encore atterrir à Kennedy Airport. Il vous faudra plus de temps entre Washington D.C. et La Guardia que pour traverser l’Atlantique. C’est beau le progrès… Mais le prestige passe avant tout. Vol spécial, je présume ?
Ce soir-là tout y passerait. Le Concorde était aussi sa bête noire. Que restait-il ? Tant de choses qu’il craignait de ne pouvoir la supporter jusqu’au bout.
— Ecoute…, dit-il.
— Quoi donc ?
Elle était trop jolie, trop attirante avec sa bouche large et charnue, ses dents magnifiques… Il secoua la tête :
— A ta santé !
Sans souffler, elle siffla son pastis, en redemanda un autre, tandis qu’elle rallumait sa cousue main.
Après quoi elle se montra sans rancune, n’attaqua plus personne ni quoi que ce fût. La soirée se termina agréablement dans leur chambre à coucher.
Pourtant le mardi, comme il l’embrassait au moment de prendre un taxi pour Roissy, elle lui démontra qu’elle n’avait pas renoncé :
— Une fois dans le S.S.C., regarde bien autour de toi. Je suis certaine que tous les membres du Dynamic Club toucheront de près ou de loin la K.U.P. On parie ?
Il ne regretta pas d’avoir évité de le faire lorsqu’il fut dans son fauteuil du Concorde auprès du président Pierre Montel. Ce dernier était une sorte de géant, d’apparence caucasienne avec sa terrible moustache et son crâne chauve à la Kojak.
Maxime Carel sourit, secoua la tête. Montel se pencha vers lui :
— Vous riez tout seul, mon vieux, c’est louche.
— Je pense à ma femme.
Montel prit une tête de circonstance.
— Comme nous regrettons tous… Mais je suppose que vous ne souriez pas d’être un célibataire forcé ? J’aurais dû vous installer auprès de la séduisante Clara Mussan mais je me dois de veiller aux intérêts de votre charmante épouse.
Maxime était sur le point de lui dire que Patricia avait raison, que tous les gens de ce voyage spécial appartenaient de près ou de loin à la K.U.P. soit qu’ils travaillent dans des filiales, soit qu’ils louent des services comme Montel et Clara Mussan, soit enfin qu’ils dirigent des boîtes de sous-traitance comme deux ou trois bonshommes qu’il connaissait vaguement.
Pourtant il préféra se taire. ? Il eut l’impression que cette réflexion aurait déplu à son compagnon et président de club, sans pouvoir exactement définir pourquoi.
En plein vol, il se rendit aux w.-c. et découvrit une tête qu’il n’avait pas encore aperçue de sa place. L’homme se penchait vers son voisin et il n’eut le cœur net de son identité que lorsqu’il ressortit des toilettes.
— Mais dites-moi, c’est Marcel Pochet tout au fond…
— Exactement.
— Un syndicaliste ?
— Patron de La Confédération Nationale des Travailleurs, la C.N.T. Il appartient au Dynamic Club, secteur Est de Paris.
Maxime se renfrogna. Patricia aurait exulté. Le C.N.T. était très bien en cour dans la K.U.P… Dans certaines filiales, grâce à la protection patronale, il avait éliminé les autres centrales ouvrières.
— Marcel Pochet est un battant extraordinaire, un type qui est vraiment arrivé à la force du poignet… Un véritable dynamicien, quoi !
A la force des poignets et des poings tout court, pensait Maxime Carel. Pochet avait créé des milices patronales, utilisait des méthodes violentes. Il était directement issu de ces barbouzes anti-O.A.S. qu’il avait fallu recycler après la fin de l’affaire d’Algérie. Il croyait entendre le ricanement férocement joyeux de sa femme.
A Washington, il leur fallut attendre trois heures l’appareil spécial pour New York. Le délégué américain du Dynamic Club n’en paraissait pas autrement embarrassé pour autant. Il mâchonnait à la fois son cigare et un chewing-gum, buvait un mélange de Coca-Cola et de vodka au bar de l’aéroport. Maxime se sentait fatigué, presque angoissé, ce qui lui arrivait très rarement.
— Ça ne vaut pas un petit pastis, dit une voix paisible à ses côtés.
Il faillit sursauter en reconnaissant Pochet le syndicaliste. L’homme montra son verre de bière.
— Je n’aime pas le whisky.
Il ne savait que dire à cet homme, imaginait quelles auraient pu être les réactions de sa femme, ne regrettait plus son absence. Pourtant cette angoisse ne venait-elle pas précisément du fait qu’elle soit restée à Paris ? Elle lui était nécessaire avec ses phobies, ses dégoûts, sa façon de juger la vie moderne sans la moindre complaisance… Et puis ce délégué américain lui rappelait quelqu’un. Il l’avait déjà vu quelque part, il ne savait où.
Comme il ne cessait de regarder dans sa direction, Marcel Pochet suivit son regard.
— Un sacré type, hein ?
Maxime tressaillit, ne comprenant pas. Le menton épais du syndicaliste donna un coup sec.
— Je vois que vous regardez Hugues Harlington, H.H. …. Vous avez bien entendu parler de lui ?
Oui, certainement. Ce nom, cette double initiale lui disaient quelque chose.
— Il dirige le service de sécurité de la…
Ce fut le déclic… H.H., bien sûr… La remise en route des filiales au Chili, les interventions au Portugal pour que le parti socialiste de Soares devienne le seul interlocuteur valable.
— Il appartient aussi au Dynamic Club ? demanda-t-il avec l’impression d’être stupide.
— Bien sûr, dit Pochet avec un gros rire, comme nous tous… Je pense que ce congrès va être bougrement intéressant, pas vous ?
— Si, dit timidement Maxime ; si bien sûr.
Il ne se reconnaissait pas. La présence de Pochet ? Celle de H.H. ou bien le fait de constater que sa femme avait flairé quelque chose de suspect dans cette réunion internationale des délégués du Dynamic Club.
— Si on allait s’asseoir… Prenons nos verres…
De loin, Pierre Montel le président les aperçut et agita joyeusement la main comme s’il estimait sympathique le fait qu’ils soient assis ensemble.
— Je pense que la vraie raison de cette réunion ne viendra pas avant le troisième jour, dit soudain le syndicaliste français.
— Vous croyez ? demanda Maxime qui pensait à Patricia.
Puis soudain il se rendit compte de l’importance de la phrase de Pochet.
— Pas avant trois jours ? fit-il l’air ennuyé.
— On va déconner sur les histoires de club ; sur un ordre du jour bidon… Mais faut ce qu’il faut… En ce moment Carter et sa clique ont l’œil sur nos amis américains.
— Nos amis américains ?
— Vous ne savez pas que le Dynamic Club se trouve sur la sellette ? A cause de ses accointances avec les multinationales… C’est complètement idiot… Il fallait choisir une autre ville… Il ne manque pas de Sheraton dans le monde… Buenos Aires, Rio de Janeiro… Je suppose qu’il y a des Sheraton là-bas ?
L’esprit troublé, Maxime Carel ne se souvenait plus s’il y en avait vraiment. Pourtant il devait le savoir. Il s’était déjà rendu dans ces pays-là.