— On avait d’abord songé au vétérinaire qui soigne les vaches… Pas les vaches, les buffles… Mais c’est un demi-fou… Il se sert d’un fusil lance-seringues pour anesthésier les grosses bêtes… Et il a déjà tiré avec sur des importuns… Complètement fou… Mais il y avait Ernst Cooper et nous n’y pensions même pas…
— Qui est ce Cooper ?
— Un gros entrepreneur en maçonnerie… Il a une spécialité de villas méditerranéennes. Il fait fureur dans le pays… Si, si… Grand constructeur. Tout le monde en veut de ses maisons… Tuiles romaines, génoises et tout le reste… Rien que des maçons italiens… Cent peut-être… Alors voilà que ce matin il va arriver à son bureau tout content… Le matin il se frotte toujours les mains, ce brave Ernst… Il tapote ensuite le derrière de ses dactylos… Puis, il convoque son chef des travaux… Luigi… Un Italien… Et que va lui dire Luigi ? Vous ne devinez pas ?
Il se retournait alors que la circulation devenait intense à l’approche de la ville. La Mamma fermait les yeux et Kovask ne put s’empêcher de tendre la main. D’un coup de volant Arturo doubla un gros camion chargé de cageots de légumes, regarda le chauffeur avec reproche.
— Luigi va lui dire que c’est la grève illimitée… Voilà ce qui attend le gros Ernst qui se frotte les mains chaque matin… Là il va crier, c’est sûr… Et puis, sur les conseils de Luigi, il prendra le téléphone et m’appellera.
Arturo plia le coude pour regarder l’heure à sa grosse montre du poignet.
— Dans trois quarts d’heure… Nous avons le temps de prendre un petit déjeuner à l’Italienne… Coppa, salami. Pas vrai, signora ?
— Certo !
— Mais pourquoi vous téléphonerait-il ? demanda Kovask. Et qui est ce Ernst Cooper ?
— Je n’ai pas dit ? Il dirige le Dynamic Club… de la région… Il fait aussi des travaux à Bois-Jolis…
Kovask tapota l’épaule grassouillette de Benesi, se renfonça dans son fauteuil à cause de l’odeur de l’ail. Discrètement il flaira sa main et n’eut plus aucun doute. Arturo était saturé d’ail. L’odeur exsudait de lui sans arrêt.
— Bonne affaire, hé ?
— Mais vous êtes sûr qu’il va vous téléphoner ?
— Sûr ? Il me demande si j’en suis sûr ! fit Arturo en levant les deux mains en même temps au-dessus de son volant, tandis que le mini-bus zigzaguait légèrement sur l’autoroute.
— Mais oui, j’en suis sûr, puisque je suis le beau-père de Mario et que Mario c’est le délégué syndical de l’entreprise Cooper… Vous comprenez ?
— Capisco, répondit Kovask, ce qui parut réjouir Arturo.
— Et Mario est d’accord ? demanda la Mamma.
— Hé ? Pourquoi il ne serait pas d’accord, Mario ? Il a épousé ma fille, non ? La fille d’Arturo Benesi. Il a une belle femme, Mario, de beaux petits, quatre, et quand il a besoin de quelque chose, Mario, il sait que beau-papa est là. Vous croyez qu’il a quelque chose à me refuser, Mario ? Non. D’ailleurs Cooper il ne cherchera pas à rencontrer Mario. Il téléphonera directement à l’usine.
L’usine ! Il y avait d’abord l’odeur douceâtre du jus de tomate qui était malaxé dans d’énormes cuves. Mais l’ail en relevait la fadeur et plus on avançait plus ce parfum dominait. Dans l’appartement des Benesi, il régnait en maître, en dieu souverain de la réussite sociale de la famille. Il y avait une mamma opulente, autre signe extérieur de richesse et quelques autres membres du clan, pas plus d’une douzaine avec les oncles, les tantes, les filles, belles-filles, gendres. Pas de fils, expliqua Arturo des larmes dans les yeux, parce qu’il préparait une salade d’oignons avec de l’huile d’olive verdâtre. En provenance directe des champs de Sicile.
Cooper appela à 8 heures pile. Lorsque le téléphone sonna, Arturo écarta ses mains en signe de triomphe, prit le temps de mâcher un peu de coppa, de boire une gorgée de vin avant de daigner décrocher.
— Ernst ! s’exclama-t-il, joyeusement surpris. Quel honneur ? Et la petite famille ? Et la pêche à l’espadon ? Et l’entreprise ? Quoi ça ne va pas l’entreprise ? La grève ? Oh ! quelle malchance… La grève… Et vous avez deux maisons à terminer sinon c’est une astreinte ? Combien l’astreinte ? Cent dollars par jour ?… Quelle tuile !
Il rit aux éclats.
— C’est le cas de le dire, hein ? La tuile ! Mais que puis-je pour vous ? Mario ? Mon gendre ?
Arturo redevint sérieux.
— Mon gendre c’est mon gendre. Vous me connaissez ? Farouchement indépendant. Il a son caractère celui-là et je ne suis que le beau-père… Je ne sais pas si j’ai le droit d’intervenir… Vous pensez le contraire ? Je vais voir ce que je peux faire, monsieur Cooper… Si vous veniez boire un peu de grappa avec nous… C’est ça… Vous amenez Mario dans votre belle Rolls… Et nous vous attendons. Ecco… Ciao…
Il raccrocha, versa du vin à la ronde.
— C’est vrai, quoi… Mario il est majeur ? Vero ? Je ne vais quand même pas lui apprendre ce qu’est le syndicalisme, non ?
Lorsque Cooper arriva, flanqué d’un garçon maigre et noir de peau et de poils, Arturo se précipita et le serra dans ses bras. Cooper était grand, rose, musclé. Il paraissait résigné au pire. La pièce se vida et il ne resta plus que Mario, son beau-père, l’entrepreneur et les deux envoyés du sénateur Maroni. Arturo Benesi servait le café, l’expresso, la grappa.
— Si on discutait maintenant, gémit Cooper.
— Oui, on va discuter, dit Arturo qui désigna ses deux hôtes. Vous les voyez, Ernst ? Eh bien, vous allez les conduire à Bois-Jolis… Le plus vite possible.
La mâchoire énergique de Cooper s’affaissa sur son début de double menton et lui donna l’air idiot.
— Bois-Jolis ? Vous devenez fou, Arturo ?
— Non… Il faut les conduire là-bas… Vous avez de l’imagination, mon vieux, et c’est le moment de le prouver…
— Mais je n’ai aucun travail en cours là-bas.
— Il y a toujours quelque chose à faire, non ?
Benesi sirotait sa grappa, faisait claquer sa langue. Kovask finissait pat se demander si c’était du marc ou du jus d’ail qu’il était en train de boire en se forçant. La Mamma y allait plus gaillardement, mettant du sucre en poudre dans son verre d’alcool pour en adoucir la rugosité.
— Ce que vous me demandez là…, dit Cooper.
— Mario ! lança Arturo. Tu m’as bien dit qu’il y avait beaucoup d’argent dans la caisse du syndicat ?
— Elle déborde, dit Mario le visage fermé.
— Vous pouvez bien tenir deux semaines, hé ?
— Quoi, deux semaines, deux mois s’il le faut !
Cooper sauta sur son siège.
— Deux mois ? Vous êtes fous !
Mais il savait que ce n’était pas du bluff, et alors pour la première fois il regarda ces étrangers. Surtout cet inconnu au visage bronzé, aux cheveux si décolorés qu’ils en paraissaient blancs. Jusqu’au regard blanc lui aussi, comme délavé. Il éprouva une sorte de malaise, comprit que l’homme représentait un pouvoir inconnu, une force tranquille et parfaitement légitime. Il avait assez de flair pour deviner qu’il se trouvait en présence d’un envoyé de l’Administration fédérale. Arturo Benesi avait des relations étendues. Ces foutus Italiens possédaient des protections jusque dans les sphères de la Maison-Blanche, des appuis avec lesquels il fallait compter.
— Vous voulez pénétrer dans le domaine de Bois-Jolis ? demanda-t-il.