Dans une pièce, plusieurs personnes se trouvaient assises du même côté d’une longue table. Il reconnut les Montel, mari et femme, Benito Rosario et deux délégués étrangers dont il ignorait les noms.
— Asseyez-vous, dit Montel.
Il n’y avait qu’une seule chaise de l’autre côté de la table et il les avait tous les cinq en face de lui.
— J’ai obtenu, disait Montel, que la direction de cette commission me soit confiée. Vous pouvez compter sur mon impartialité.
Sa femme Josette serrait les lèvres avec une telle force que de minuscules rides éclataient en un seul point et se propageaient dans toutes les directions.
— Il y aussi votre défenseur Benito Rosario.
— Je vous récuse tous, dit Maxime. Est-ce que vous allez poursuivre longtemps cette comédie stupide ?
— Je vous le disais bien ! s’écria Josette Montel. Il n’en démordra pas. Il veut gagner du temps. Parce qu’il est coupable et…
— Tais-toi, dit son mari. Nous sommes ici pour en décider et je n’admets pas cette anticipation. Puis-je vous demander une chose, monsieur Carel ? Pourquoi avez-vous insisté pour effectuer ce voyage ?
— Mais c’est vous-même qui m’avez désigné ! répliqua Maxime indigné.
Montel secouait la tête :
— Absolument pas. Votre directeur m’a dit que vous désiriez faire partie de la délégation française et qu’il n’y voyait aucun empêchement. Donc vous lui en aviez parlé ?
— Parce que vous-même m’aviez pressenti.
— Mais vous n’étiez pas obligé de répondre comme vous l’avez fait au formulaire, dit sa femme, donc vous désiriez venir ici. A n’importe quel prix même en établissant un faux.
— Sachez, madame Montel, que je ne vous adresserai plus jamais la parole de ma vie, fit-il très calmement.
Il y eut des sourires et il comprit qu’il venait de se montrer enfantin.
— Demandez-lui, fit-elle alors avec ironie, s’il est prêt à remplir ses engagements, c’est-à-dire à défendre par les armes les libertés occidentales et l’économie libérale.
— Vous avez entendu ? demanda Montel.
— Dans certaines circonstances, pourquoi pas.
— Alors pourquoi a-t-il épousé une trotskyste ? demanda Mme Montel.
— Ça n’a rien à voir, dit-il. Ma femme ne fait plus de politique.
— Pourquoi écrit-elle de telles horreurs alors ? Vous demandant de… d’uriner à sa place sur le flambeau de la statue de la Liberté.
— Il y a aussi autre chose concernant Allende, répliqua-t-il. Ma femme a l’habitude de plaisanter.
Sur le point de leur parler de la photo de Trotsky qu’il avait trimbalée dans ses bagages à Moscou, n’osant même pas s’en débarrasser de crainte d’être surpris, il réalisa qu’il était en train de se défendre contre leurs accusations et haussa les épaules.
— Ce sont des plaisanteries peu ordinaires, fit remarquer un des étrangers avec l’accent espagnol… Ce n’est pas très obligeant pour nos amis américains.
— D’ailleurs ils ont refusé leur visa à Mme Carel, précisa la femme.
— Vraiment ? Pourtant depuis quelque temps ils sont très coulants avec les visas.
Montel parut agacé par cette histoire-là et préféra en revenir au formulaire.
— Si vous respectez votre engagement, celui de défendre notre société libérale, puis-je vous demander quelles sont vos intentions futures ?
— Je l’ignore.
— Vous avez peut-être remarqué au cours de notre congrès à New York et également dans celui que nous tenons ici, des personnes qui ne vous paraissent pas tout à fait conformes à cet idéal… Nous vous offrons la possibilité de vous ra… dédouaner en nous les désignant.
— Eh bien ! nous y voilà ! triompha Maxime. Nous en venons à la délation pure et simple.
— Il s’agit simplement de faire votre devoir civique, lança sévèrement Montel. Si vous refusez, c’est que vous-même avez mauvaise conscience ou que vous désirez protéger quelqu’un.
— J’ai toujours été contre le mouchardage tout simplement, répondit Maxime.
— Que pensez-vous de l’attitude de Charvin, lors du congrès de New York ?
Maxime essaya de réfléchir rapidement, puis balaya toute prudence :
— J’estime qu’il a bien fait.
— Dans ce cas pourquoi n’avez-vous pas suivi son exemple au lieu de vous immiscer parmi nous ?
— Par curiosité.
— Quel genre de curiosité ? Personnelle ? Ou bien votre attitude était-elle dictée par d’autres ?
— Personnelle.
— Quelle hypocrisie ! cria Josette Montel. A plusieurs reprises, chez nous, vous n’avez pas dissimulé vos sympathies pour les socialistes français… Lorsqu’ils ont remporté les municipales, vous vous êtes même réjoui… Vous ne pouvez le nier.
— Comme la majorité des gens, dit Maxime.
— Ecoutez, Carel, donnez-nous un nom, un seul et je vous assure que tout ira bien mieux ensuite.
Maxime croisa ses jambes et regarda vers le plafond d’un air détaché.
— Cette attitude est inadmissible ! explosa Mme Montel.
— Carel, dit son mari, j’ai ici une liste de cinq suspects… Si vous me dites le nom d’un des cinq tout sera fini. Vous les connaissez tous, mais il est possible que parmi eux vous ayez eu l’occasion d’entrer en sympathie avec une certaine personne en particulier.
Maxime n’écoutait que d’une oreille distraite et les paroles enrobées de précautions de Montel n’atteignirent pas immédiatement sa compréhension.
— Voyons, Carel, essayez de vous montrer coopératif.
Il regarda « son avocat » Rosario, mais ce dernier fuyait le contact.
— Depuis votre séjour new-yorkais, vous avez échangé des impressions, des confidences avec… Enfin, vous avez lié connaissance avec plusieurs personnes, mais l’une d’elles vous a paru plus intéressante, non ?
Soudain Maxime comprit et faillit se dresser. Montel depuis un moment essayait de lui faire admettre qu’il s’agissait de Clara Mussan. Elle faisait donc partie des cinq autres suspects ? Mais comment avaient-ils pu la mettre en accusation ?
— Répondez, voyons, supplia Montel.
— Vous attendez une délation. Vous usez du système typiquement américain qui veut qu’en dénonçant l’auteur d’un délit dont on est soi-même soupçonné on bénéficie de l’indulgence du tribunal ?
D’un geste de la main, Montel parut écarter cette interruption :
— Ne philosophez pas… Etes-vous disposé oui ou non à nous donner le nom de cette personne ?
— Ce serait ignoble et ridicule… Ridicule, parce que personne ici n’a commis le moindre délit et vous le savez bien, même si votre rôle actuel vous enfle de suffisance et de joie sadique.
— Je ne vous permets pas…
Maxime se leva, mais aussitôt les deux hommes armés s’avancèrent et le saisirent chacun par un bras. Il commençait de se débattre, lorsqu’il vit Rosario lui faire un signe discret de mise en garde.
— Lâchez-moi, dit-il, je vais me rasseoir.
Montel était pâle comme s’il avait redouté qu’il ne se jette sur lui pour le frapper. Ils étaient tous, sauf Benito Rosario, agités de sentiments émotionnels de bas étage. La peur, la haine, le plaisir de voir humilier.