— Carel, je suis au regret de vous dire que désormais je n’essayerai pas de vous aider, car vous y mettez trop de mauvaise volonté…
— Je ne cesse de le dire, ajouta sa femme pincée.
— Mais vous aviez une occasion de collaborer avec nous.
Il se pencha vers son voisin immédiat, l’Espagnol, comme pour recueillir son avis, puis se tourna vers sa femme et vers l’autre homme qui n’avait pas ouvert la bouche jusque-là. Il n’avait pas cherché à questionner Rosario.
— Nous allons faire venir le témoin, dit-il d’une voix sourde. Vous n’avez rien à déclarer ? Vous ne voulez pas revenir sur votre position ?
Maxime se demanda de quel témoin il pouvait s’agir et lorsqu’il eut secoué la tête il se sentit envahi par une très grande appréhension. Un des gardes ouvrit la porte dans son dos, quitta la pièce. Durant tout le temps se son absence il y eut un grand silence. Maxime n’entendit pas l’homme revenir mais il lut dans les regards de ses vis-à-vis qu’il était de retour avec le fameux témoin.
— Approchez, dit Montel.
Bien qu’il n’osât pas tourner la tête ni d’un côté ni de l’autre. Maxime vit des taches de couleur sur la gauche, sut qu’elle portait une robe fleurie.
— Voulez-vous apporter une chaise ?
Un des « gardes » dut aller en chercher une dans la petite pièce où Maxime avait été enfermé durant dix minutes. Lorsqu’elle fut assise, il tourna la tête vers elle, mais elle continua de fixer Pierre Montel. Elle ne manifestait aucune émotion apparente, était soigneusement maquillée et coiffée. Il avait imaginé Clara Mussan craquant, à bout de nerfs, physiquement anéantie.
— Clara Mussan, vous avez bien voulu vous montrer entièrement coopérative et je pense que le comité de vigilance devant lequel vous comparaîtrez vous en tiendra compte. Je puis même vous l’assurer, car aucune charge ne sera retenue contre vous.
Tandis que son mari parlait, Josette Montel pinçait sa vilaine bouche de harpie et ses yeux reflétaient son dépit et son impatience. Elle aurait certainement souhaité que la jeune femme soit également inquiétée.
— Durant plusieurs jours vous avez sympathisé avec Maxime Carel. Je ne vous demande pas quelles étaient vos relations exactes…
— Nous avons couché ensemble, dit tranquillement Clara Mussan, et je ne veux pas le dissimuler, bien au contraire. N’est-ce pas sur l’oreiller, comme on dit en France, que se font les confidences les plus inattendues ?
Montel hocha la tête d’un air satisfait. Maxime était sûr que sa femme traitait Clara de salope dans son for intérieur.
— Maxime Carel vous a fait des confidences ?
— A plusieurs reprises.
Maxime remarqua qu’elle portait toujours une bande au poignet à la suite d’une foulure au cours de la séance de judo. Il avait l’impression que cela remontait à des semaines, alors qu’il ne s’était écoulé que quelques heures.
— Carel était anxieux, mal à l’aise depuis le début. J’ai d’abord pensé qu’il avait des remords de tromper sa femme, mais ce n’était pas son véritable souci. J’ai vite compris qu’il était venu à New York dans le but de se renseigner sur les véritables motifs de ce congrès… Et lorsqu’il a fallu remplir ce formulaire, son anxiété n’a fait que croître. Ce soir-là nous avons dîné ensemble et il m’a confié qu’il avait pris de gros risques.
Non, il n’avait pas dit exactement cela, mais peu importait. Le plus pénible n’était pas ce qu’elle disait mais qu’elle accepte de le dire, de comparaître devant ces juges de carnaval, qu’elle joue le jeu. Mais en même temps il avait une compréhension d’ensemble de leur façon de procéder, une fois les gens mis en condition et amenés à la suspicion totale. On attendait des suspects retenus qu’ils s’accusent mutuellement et réciproquement jusqu’à créer une situation irréversible. Clara Mussan était une jeune femme intelligente, lucide, capable de bien gérer ses affaires et pourtant elle était tombée dans le piège parce que dans le fond d’elle-même, elle était vulnérable, sensible. Il se souvenait de ses propres confidences. Elle n’avait aucune prévention politique, vivait même dans une certaine inconscience. Mise brutalement en face d’une menace habilement suggérée, menacée elle-même, accusée, elle n’avait pu résister et s’était mise à parler. Ils n’avaient éprouvé l’un pour l’autre qu’une attirance physique confortée par une complicité amusée sur ce séminaire, puis avaient partagé une certaine angoisse. Il n’aurait jamais pensé qu’elle accepte aussi rapidement de le charger pour se tirer d’affaire.
— Qu’en avez-vous conclu ?
— Qu’il recherchait un but secret… Tenez, lorsque Charvin s’est dressé dans la salle du Sheraton pour protester contre les paroles de John Matton, Maxime Carel approuvait entièrement cette attitude. Il la trouvait courageuse. Je me suis demandé pourquoi lui aussi n’en faisait pas autant. Et j’en suis arrivée à la conclusion qu’il préférait se taire, masquer ses propres convictions que de risquer de ne pas aller au bout de ce séjour américain.
— Votre analyse est excellente, dit Montel. Avez-vous d’autre chose à nous raconter ?
— Oui… Je suis certaine qu’il approuve le Programme commun de la Gauche française. A New York il m’a dit assez cruellement qu’avec le plein emploi le genre d’entreprise que je dirige risquait de disparaître et j’ai eu la certitude qu’il s’en réjouissait.
Lorsqu’il avait dit cela il ne pensait pas lui faire de la peine, ni l’inquiéter sur l’avenir de son entreprise de main-d’œuvre temporaire. Mais, évidemment il avait pu l’ulcérer sans s’en rendre compte dans sa fierté et sa satisfaction de femme d’affaires.
— C’est aussi à notre arrivée ici qu’il a essayé de me convaincre de devenir en quelque sorte sa complice.
Maxime sursauta pensant qu’elle dépassait les bornes.
— Voulez-vous nous expliquer ?
— Il me disait que le cadre avait été judicieusement choisi avec son luxe, sa douceur de vivre, ses références aux charmes de la vie sudiste d’avant la guerre de Sécession. Pour lui les serviteurs noirs n’étaient là que pour nous donner le sentiment de supériorité de notre race, nous rendre plus palpables les pouvoirs dont nous disposons et que par notre lâcheté nous acceptons de laisser se détériorer. Il disait que nous étions mis en condition et que le reste n’était fait que pour nous effrayer, nous conditionner, pour nous donner l’envie irrésistible de lutter. Les films sur les atrocités communistes, les buffles rouges, autre symbole de la sauvagerie communiste. J’ai d’ailleurs remarqué au cours de la partie de chasse qu’il lui était quasiment impossible de tirer sur ces animaux, justement parce qu’ils étaient le symbole de ce qu’il admire en secret. D’ailleurs, lorsqu’il a tiré il n’en a même pas blessé un seul.
Le regard de Maxime croisa celui de Rosario et y lut la même stupeur. Il était impossible que la jeune femme ait trouvé seule de telles subtilités.
— Mais c’est hier au soir, lorsque Hugues Harlington a sauté sur la scène pour nous avertir que des éléments subversifs s’étaient glissés parmi nous, que je l’ai vu prendre peur. Il a cherché ma main pour la serrer convulsivement.
Non, c’était faux. Leurs mains s’étaient retrouvées d’instinct sans que l’un ou l’autre en ait pris la seule initiative. Elle mentait, mentait sous la montée d’une frousse incontrôlable.
— Lorsqu’il a quitté la salle des conférences, j’ai tout de suite pensé qu’il allait essayer de fuir. Il était fortement bouleversé et a perdu alors sa prudence habituelle.
Benito Rosario n’avait pas caché ses propres inquiétudes, ses révoltes indignées. Pourquoi ne l’accusait-elle pas lui aussi ? Pourquoi concentrait-elle toute sa rage de destruction sur lui seul ? Parce qu’il était l’un des suspects et qu’elle en était une autre ? Oui, c’était une explication plausible, mais qui le déprimait. Non, qu’il eût souhaité voir l’Italien mis en cause mais cette obstination avait quelque chose de fantastique.