— Vous avez entendu parler du précédent docteur ? demanda la Mamma.
— Oui, Shreveman… Celui-là, depuis qu’il travaillait aussi pour le Club, il avait pu s’acheter une clinique privée… Un machin pour milliardaires. Il avait emprunté près d’un demi-million de dollars pour l’installer et les banques lui avaient ouvert un crédit du jour au lendemain. Moi, signora, je suis bien connu, j’ai des amis solides et des relations, hé ? J’ai un actif de deux cents mille dollars, hé ? Mais si je voulais emprunter dix mille dollars ça n’irait pas tout seul. Shreveman devenait une personnalité et voilà que les agents du Trésor lui tombent dessus… Dissimulation de revenus… Il risquait vingt ans de prison et il a préféré disparaître… La veille de sa comparution devant le juge… Disparu en laissant sa femme et ses gosses. Curieux, hein ?
Maroni pensait que le médecin avait été purement et simplement liquidé.
— Vous faites surveiller Grant comme je vous l’ai demandé ?
— Ne vous tourmentez pas… Tenez, nous allons boire quelque chose du pays, de l’asti brut et frais… En face du cabinet de Grant il y a un échafaudage. Là-haut deux maçons qui ont une vue magnifique sur la maison du docteur aussi bien sur l’entrée principale que sur la sortie par le jardin. Et dans la rue il y a un chauffeur de taxi qui se tient prêt à le filer et qui répond à tout le monde qu’il est loué à la journée… Ne vous inquiétez pas et allons boire l’asti avec toute la maisonnée.
On en ouvrit un nombre incroyable de bouteilles et au dernier moment Benesi eut un remords.
— Vous préféreriez peut-être un jus de tomate avec un peu de vodka dedans ? Nous en fabriquons d’excellents spécialement pour ça…
Grand Dieux non ! L’envahissante odeur ajoutée à celle de l’ail finissait par obséder la Mamma et elle qui ne prisait rien tant que la cuisine de son pays rêvait d’un hamburger.
— Maintenant nous allons passer à table, annonça la signora Benesi. Pour vous spécialement j’ai prévu des Costatas alla Pizzaiola…
— Un régal, ajouta son mari… Vous allez vous en lécher les doigts… L’essentiel dans ce plat c’est l’ail…
— Le persil et l’origan aussi, essaya de dire faiblement la Mamma.
— Oui, bien sûr, mais l’ail… Sans l’ail et la tomate que serait ce plat divin, hein ?
Même le gâteau sicilien au fromage blanc, chocolat et fruits confits avait un arrière-goût d’ail. Ils en étaient à la grappa lorsque le téléphone sonna. Une des filles apporta l’appareil à son père qui prit le temps d’écarter son verre, de balayer la toile cirée avec sa serviette avant d’accepter qu’elle le pose. Puis il décrocha :
— Ernst, quelle bonne surprise !
Comme s’il ne l’avait pas vu de huit jours.
— Les ouvriers s’en iront à 17 heures aujourd’hui ?
Il cligna de l’œil à l’intention de Cesca Pepini.
— C’est Mario qui en a décidé ?… Oh ! ce ragazzo tout de même, hé ? Quel caractère… C’est un capo… Un véritable capo… Vous vouliez qu’ils rattrapent le temps perdu ? Demain, non ? Mais bien sûr que demain ils accepteront, vous verrez… Ne vous inquiétez pas… Dites à la signora Cooper que je lui fais envoyer une caisse de nos assortiments de sauce tomate… A la viande grillée, à la coppa, ne me remerciez pas c’est tout à fait naturel.
Très satisfait, il raccrocha avec un bon sourire, reprit son cigare toscan et le ralluma. La Mamma fumait ses habituels cigarillos.
— Ce Mario tout de même, hein ? Il n’a pas froid aux yeux. Il a dit que les ouvriers maçons quitteraient les chantiers à 17 heures et ils vont quitter les chantiers à 17 heures. Ni une minute avant ni une minute après.
Il porta son verre à sa bouche :
— Vous n’avez pas besoin de tous les ouvriers, hé ? C’est bien ce que je disais à Mario. Une vingtaine suffiront… Les plus costauds… Et des célibataires… Ah ! c’est un bon gendre que j’ai. Tout ce que je dis, tout de suite en exécution…
— Pour les transporter ?
— Ne vous inquiétez pas, signora. Tout est prévu… Mario s’est occupé des hommes et moi du camion… Un très gros camion… Vieux modèle, un Mack de vingt-cinq tonnes. Rien ne lui résisterait… Et surtout pas une simple barrière en bois.
— Vous ne craignez pas les conséquences ? demanda la Mamma.
— Quelles conséquences ? En quoi suis-je responsable de vingt gars masqués qui ont envie d’aller tirer du gros gibier dans le domaine de Bois-Jolis, hein ? Il y a toujours des types surexcités pour ce genre d’exploit. Nous sommes dans le Sud, vous savez, et des tas de choses semblables se produisent chaque jour.
CHAPITRE XIV
Dans le fond du pot il restait un peu de café que Maxime fit boire à Rosario. Il avait allongé l’Italien sur le sol pour lui permettre de se reposer.
— D’où souffrez-vous ?
— De partout.
Lui-même n’avait reçu que quelques coups mais il avait la nuque et la colonne vertébrale endolories. Ils s’étaient surtout acharnés sur l’Italien et il craignait que des organes essentiels ne soient gravement lésés.
— Je regrette ma sottise, lui dit-il.
Rosario gardait les yeux fermés. Sur sa joue droite les quatre traînées d’ongles restaient à vif, mais ne saignaient plus. Maintenant encore Maxime doutait que ce soit Mme Montel qui ait pu faire une telle chose. Il la revoyait dans son salon en robe d’hôtesse, minaudant et offrant des rafraîchissements. Il n’avait jamais soupçonné qu’il côtoyait dans sa vie des êtres capables d’une telle cruauté animale. En quelques jours Josette Montel s’était révélée haineuse et violente. Plus que quiconque, la propagande grossière mais continue et efficace l’avait révélée à elle-même. Brusquement, elle avait écarté le carcan de sa vie chargée de formalisme comme une captive de chaînes. Le résultat était effrayant.
— Qui est le sénateur Maroni ?
— Sénateur… Ami de famille…
— Marlow ?
— Agent secret du Trésor… Mort… Voiture dans les marais… Enquêtait sur le Club…
Un agent secret du Trésor américain, un de ces hommes qui fournissaient au président sa garde personnelle… Il comprenait mieux pourquoi Benito Rosario n’avait jamais trouvé comique la situation depuis qu’il avait fait sa connaissance à New York.
— Et vous aviez accepté de vous introduire dans ce milieu… C’était de la folie… Mais sans moi vous auriez pu réussir…
Le regard de Rosario fit le tour de la pièce et Maxime se souvint de l’existence de micros. Mais qu’importait désormais ce qu’ils diraient puisque les autres savaient à quoi s’en tenir.
— Vous êtes marié ? demanda-t-il timidement.
Rosario fit un signe affirmatif.
— Des enfants ?
— Deux garçons…
Maxime détourna les yeux, accablé de remords. Dans le fond, il n’avait pas fait moins que Clara Mussan. Lui aussi avait craqué, s’était affolé livrant Rosario à ces fous. Pourquoi n’avait-il pas cru jusqu’au bout les messages écrits que Rosario brûlait ensuite ? Pourquoi n’avait-il pas tenu compte de ses avertissements au sujet des micros ? N’y avait-il pas eu chez lui un besoin inconscient de dénoncer Rosario aux autres, de leur prouver qu’il était innocent, qu’il en savait long sur l’Italien ? Quelle hypocrisie mais aussi quel désastre personnel ! Comment avait-il pu en arriver là, à admettre ces notions de culpabilité, d’innocence, ce manichéisme que H.H., Pochet et Montel avaient réussi à leur faire admettre comme tout à fait naturel. Eux étaient les bons, les purs, les défenseurs des libertés ; les autres les salauds, les suspects, les coupables. Il n’avait pas accepté d’avouer, puisqu’il n’avait rien à avouer, mais son aveu refoulé s’était perverti en fausse indignation qui, en fait, n’était autre qu’une dénonciation lucide. Il avait toujours admis la présence des micros, il avait toujours su que Rosario était vraiment son ami et cherchait à l’aider.