— C’est une mauvaise analyse de la situation française, répliqua Charvin. Mais je ne vais pas vous faire l’historique des vingt dernières années… Ce que je veux dire, c’est que si ce congrès continue sur ce ton-là je me verrai dans la triste obligation de ne plus assister aux séances.
Il y eut des applaudissements, une dizaine de personnes paraissaient d’accord avec lui. John Matton fronça les sourcils et pour la première fois parut pris au dépourvu.
C’est alors que H.H. se leva et s’approcha de Charvin. Il lui mit la main sur l’épaule, le secoua avec un gros rire.
— Sacré rouspéteur de Latin, va !
— Nous sommes fiers d’êtres latins, répliqua Charvin, fiers d’avoir peut-être le teint plus sombre que le vôtre, fiers d’appartenir à une certaine culture, un certain humanisme.
Mais H.H. riait de plus en plus fort et couvrait les paroles du petit industriel. Son rire était si communicatif que peu à peu toute l’assistance se mit à rire. Maxime regardait autour de lui avec désespoir. Lé comble fut de voir Clara Mussan qui se retenait visiblement et qui soudain pouffait nerveusement.
Charvin, haussant les épaules se rassit. H.H. avait évité de justesse la partition d’une faible partie de l’assistance. Faible, certes, mais l’impact aurait malgré tout provoqué quelques remous. H.H. retourna s’asseoir et John Matton se hâta de conclure son exposé. Il dut passer plusieurs choses sous silence, car plus personne ne comprit rien à rien. La séance fut levée dans un certain empressement. Les assistants paraissaient énervés, comme s’ils regrettaient d’avoir ri.
Maxime essaya de s’approcher de Charvin mais des groupes l’en empêchaient. Il contournait plusieurs personnes lorsqu’il reconnut la voix de Pierre Montel, le président de sa section.
— Je vous assure que j’avais eu de mauvais renseignements… Ce type emploie quatre-vingts ouvriers et travaille à soixante-dix pour cent pour la K.U.P. Il aurait voulu se suicider qu’il n’aurait pas agi différemment…
— Ouais, répondait H.H. avec une sécheresse inattendue, n’empêche que ce crétin a bien failli semer la merde… Je savais bien qu’avec les Français et les Italiens rien n’est gagné d’avance… Je préfère les Espagnols et les Portugais.
Maxime se retourna et vit pâlir Pierre Montel. Le président dut faire un effort pour avaler la couleuvre. Chose étonnante, il donna l’impression réelle de déglutir.
— Allons, mon cher H.H., vous ne pensez pas ce que vous dites.
L’Américain avait l’art de céder à des colères brutales qu’il rattrapait ensuite habilement. Il éclata de son rire tonitruant et se mit à taper très fort sur l’épaule de Montel.
Lorsque Maxime arriva à l’endroit présumé où il croyait trouver Charvin, le gros homme avait disparu. Il sortit dans les couloirs mais ne l’aperçut nulle part. Il se heurta à un petit Italien qui portait une extraordinaire chemise rose à rayures jaunes qu’il avait déjà repéré dans l’assistance.
— Ça a failli chauffer, lui dit le Transalpin dans un français sans accent. Vous croyez que l’ordre du jour sera modifié pour demain ?
— Je l’ignore. Un Wilde Havana ?
L’Italien regarda ces cigares non terminés avec méfiance, préféra prendre une Dunhill.
— Rosario, dit-il ; Benito… Désolé pour le prénom, mais j’avais une mère folle de Mussolini. Je suis né en 1940…
Maxime le trouva sympathique et ils allèrent au bar.
— Charvin avait raison, disait Rosario. Les Dynamiciens américains ont une méconnaissance totale de la situation de l’Europe. Bien sûr, le Portugal… Ils croient avoir réussi… Soares est un mou… Mais en Italie et en France, ce sera peut-être différent.
Tout de suite, Carel le prit pour un provocateur. Il avait l’impression qu’on essayait vraiment de le sonder, de voir ce qu’il avait dans le ventre. Déjà Marcel Pochet ne cessait de se tenir à proximité. Il était certain qu’on avait flairé l’imposteur dans ses réponses aux tests. Mais pourquoi diable avait-il cherché ces complications ? Uniquement pour ne pas avoir honte devant Patricia ? Il aurait pu tout aussi bien se vanter de n’avoir pas marché dans la combine. Non, il avait voulu jouer au plus fin, montrer qu’il pouvait s’infiltrer dans les arcanes du Club et lui rapporter des révélations extraordinaires.
— Vous le connaissez ce Charvin ? demandait l’Italien.
— Vaguement.
— Il travaille pour la K.U.P. Sous-traitance. Comme moi, mais pour Fiat. C’est courageux, mais dangereux.
Maxime lui demanda si les Dynamic Clubs se développaient en Italie.
— Ça marche assez bien, car contrairement aux autres, ils ne nous considèrent pas, du moins ouvertement, comme des métèques… Vous avez entendu H.H. quand il parle des Latins ? Ce rire Carnivore…
Surpris, Maxime restait sur la réserve. Pourquoi cet homme l’abordait-il aussi franchement pour l’entretenir de choses particulièrement délicates ?
— Vous êtes sélectionné, vous aussi ? Soupçonniez-vous que le Club dépendait aussi étroitement des milieux d’affaires internationaux ?
— Simple interférence, non ? fit Maxime toujours en alerte.
Rosario eut un petit rire sec :
— Vous êtes bien bon. Moi je dirais plutôt mainmise. Je suis quand même curieux d’aller voir ça de près… S’il s’agissait d’une base d’entraînement comme celle de l’U.S. Army à Panama ? Nous serions les nouveaux officiers de l’ordre occidental ou quelque chose dans ce goût-là… Vous avez des qualités pour jouer le conspirateur ?
— Aucune, répondit Maxime qui adressa un regard à Clara Mussan qui passait non loin de là.
L’Italien sourit :
— Charmante… Je ne veux pas vous priver de sa compagnie…
— Pas du tout…
On leur apprit le soir-même que le départ aurait lieu le lendemain matin. Commentant cette information avec Clara, il lui dit qu’à son avis l’incident du matin avait certainement hâté les choses.
— Tu crois ?
— H.H. qui est un petit malin a compris que John Matton avait failli faire un bide. Ses recommandations sont tombées presque à plat à cause de Charvin. Demain nous nous retrouverons entre gens plus à même d’apprécier ces propos-là.
Elle le regarda, le front barré d’une ride soucieuse :
— C’était le but de cette sélection ?
— C’était flagrant. Ils ont secoué le sas et ne sont passés que les plus malléables.
— Ils nous prendraient pour des chiffes molles ?
— Pas exactement, mais pour des gens qui ont la frousse et c’est à peu près la même chose.
Le lendemain matin un car les transporta jusqu’à La Guardia où un 707 spécial les attendait.
— On peut savoir où nous allons ? demanda quelqu’un.
— A New Orléans, dit H.H. qui venait d’arriver en voiture et serrait des mains en riant haut.
— On pourra visiter le vieux Carré ?
— Si vous avez du temps de reste, certainement, répondit Hugues Harlington.
Au moment d’embarquer, Clara Mussan marqua une certaine hésitation.
— Je me demande si je ne devrais pas faire demi-tour et rejoindre les autres à l’hôtel, chuchota-t-elle.
Maxime ne répondit pas. Il attendait qu’elle passe devant lui dans un sens ou dans un autre.
— Pas vous ?
— Non, dit-il fermement. J’ai pris mes risques.
Elle le regarda quelques secondes :
— Très bien, je prends les miens.
Ils purent s’asseoir ensemble et il fut satisfait de voir le syndicaliste à trois sièges devant eux. En revanche, Benito Rosario se trouvait de l’autre côté de la travée et leur adressa un petit signe d’amitié.