— Sympathique ? demanda Clara.
— Oui. Du moins il fait tout pour l’être.
A l’arrivée, un autre car les emporta tout de suite dans la direction du nord et à une cinquantaine de kilomètres ils pénétrèrent dans un immense domaine où l’harmonie des paysages, les champs de coton, la mousse espagnole aux arbres rappelaient les décors d’Autant en emporte le vent.
— Je parie qu’on va loger dans une de ces belles demeures à colonnes, fit Clara.
Elle gagna. Le car s’immobilisa devant l’une de ces immenses maisons blanches au milieu des exclamations ravies. Des domestiques noirs en tenue de valet attendaient sous le péristyle pour transporter les bagages.
— C’est insensé, disait Clara auprès de lui. Cette beauté, ce faste, ce retour dans le temps m’oppressent… Cela ne correspond pas du tout à ce que nous représentons.
— Que voulez-vous dire ?
Elle ne put lui préciser et il pensa qu’elle estimait que des chefs d’industrie n’avaient pas besoin de cet apparat en trompe-l’œil. De même il avait toujours été choqué par l’appareil de solennité dont s’entouraient les dirigeants de la Russie soviétique.
Chose curieuse, il fut installé dans la chambre mitoyenne de celle de Clara. Cela ne le préoccupa pas trop mais indisposa la jeune femme. Lorsqu’ils descendirent dans le parc, elle essayait de deviner qui avait pu répartir les chambres.
— Nous sommes plus étroitement surveillés qu’il n’y paraît, dit-elle.
— Nous n’avons pas essayé de nous cacher, lui rétorqua-t-il. Il est facile de conclure que nous ne sommes pas deux indifférents l’un pour l’autre, voilà tout.
Il venait d’allumer un Wilde Havana et elle une Gauloise filtre. Ils marchaient sous les grands arbres.
— Vous aimez votre femme ? demanda-t-elle soudain.
— Oui, bien sûr.
— Ne craignez rien, le rassura-t-elle, je ne fais pas une enquête pour mon propre compte. Nous aurons passé d’excellents moments ensemble et une fois à Paris tout sera terminé. C’est ainsi que je vois les choses. Mais ne craignez-vous pas qu’on exerce sur vous un chantage ?
— J’y ai songé. Je compte avouer la vérité à Patricia. Nous ne nous cachons rien.
— Bien, d’accord pour votre femme. Mais pour votre grand patron ? Croyez-vous qu’il appréciera ? Je le connais, c’est une sorte de puritain qui cache bien son jeu.
— Oui, il y a danger de ce côté-là. reconnut-il. Mais je ne vais pas m’en inquiéter à l’avance.
Le repas du soir fut exotique, servi par de grosses nounous noires qui paraissaient sorties d’un film. Maxime et Clara étaient certainement les seuls à ne pas tellement apprécier. Du moins ils le pensaient, lorsque Rosario les rejoignit, sa coupe de Champagne français à la main.
— Je n’arrive pas à m’intégrer au décor, dit-il en désignant discrètement le reste des Dynamiciens qui paraissaient vraiment à l’aise, qui riaient, parlaient haut et buvaient sec.
— J’ai l’impression qu’on nous fait en quelque sorte régresser, vous comprenez ? Il aurait été trop facile de nous projeter dans l’avenir au milieu d’un décor futuriste. Non, on nous reporte cent années en arrière dans une douceur de vivre qui, pour si artificielle qu’elle soit et qu’elle ait été, trouve un écho dans notre subconscient. Trop de films, de romans, de chansons nous ont imprégnés du Deep South… Souvenez-vous de cette série de télé, Les Mystères de l’Ouest. A l’époque, on trouvait ça psychédélique. Des aventures assez fantastiques dans un cadre de western… Un coup de génie en quelque sorte…
— Que craignez-vous ? demanda Clara fébrile.
— Une régression implique fatalement une ouverture de sa garde personnelle, de sa propre autodéfense. Peut-être serons-nous les seuls, nous trois, à garder assez de lucidité.
CHAPITRE IV
Le petit déjeuner n’étant pas servi dans les chambres, on pouvait le prendre dans l’immense salle à manger, autour d’une table ovale qui recevait facilement une centaine de personnes. Les nounous noires, rondes et joyeuses, allaient et venaient, apportant du café, du thé, du chocolat, des plateaux de toasts moelleux et grillés à point, servaient des œufs au bacon, des saucisses, des crêpes, du porridge, des jus de fruit. Il y avait, chose étonnante aux U.S.A., des croissants, des brioches, des petits pains chauds. Bref, une débauche de nourriture sympathique, incitant à dévorer.
L’ambiance était chaude, survoltée. Chacun commentait le film projeté après le repas du soir, la veille. Un film de politique-fiction tourné pour un usage hors commerce par des acteurs inconnus mais excellents. Le sujet en était l’installation des régimes marxistes dans les quatre pays latins : Portugal, Espagne, Italie et France.
Maxime avait très mal dormi. Certaines images du film l’avaient profondément impressionné et il vit sur le visage de Clara des traces de fatigue. Elle lui avoua qu’elle avait eu un sommeil fragmenté. La veille, d’un commun accord, ils s’étaient séparés sur le pas de leurs chambres respectives.
Benito Rosario leur avait réservé deux places. Un peu en bout de table.
— Vous les entendez ? Ils sont surexcités… Le film était d’ailleurs très bien fait, crédible. Et l’arrivée des chars russes place de l’Etoile à Paris est vraiment une image finale assez angoissante.
— Oui, dit Clara, et vous aviez raison à propos du décor de cette vieille demeure sudiste. Hier soir, les gens ont frissonné et aujourd’hui essayent d’oublier le cauchemar, dans cette atmosphère raffinée et extraordinaire. Ils n’oublieront jamais. Ils rentreront dans leurs pays, avec, gravée dans leur corps et leur esprit, une intime conviction.
— Et il reste trois jours entiers. Je suppose que l’intoxication ira croissant… Je crains même qu’elle n’atteigne un paroxysme, murmura Benito Rosario.
Maxime Carel regarda l’Italien d’un air étrange.
— Vous n’êtes pas d’accord ? fit ce dernier.
— Le mot intoxication m’a surpris, avoua le Français. Dans le fond, si nous sommes ici c’est que nous l’avons voulu et que nous sommes anticommunistes, n’est-ce pas ?
— Oui, bien sûr, souffla Benito Rosario en détournant les yeux.
Il prit un toast, le beurra, étala de la confiture de fraise dessus. Clara, surprise, regardait alternativement les deux hommes.
— Ne le seriez-vous pas vous-même ? fit Maxime têtu.
— Ecoutez, mon vieux… je n’aime pas qu’on me bourre le crâne… J’ai de bonnes raisons d’appréhender le collectivisme, mais je n’ai aucun goût pour le fascisme non plus. Malgré l’amour de ma mère pour Mussolini… Je traîne ce prénom comme un boulet depuis ma naissance… Ça n’a pas été très drôle… Et puis, j’ai vu la déroute de mes parents… Mon père, un faible qui avait laissé faire sa femme, entraîné dans des histoires impossibles, jusqu’à la République de Salo… Ma mère devenue hystérique, qui portait une sorte d’uniforme allemand vers la fin…
— Que faites-vous ici, mon vieux ? souffla Maxime. Simple curiosité personnelle ou bien avez-vous d’autres buts cachés ?
Très pâle, Rosario mastiquait son toast avec effort. Il n’arrivait pas à avaler.
— Je vous en prie, Maxime, murmura Clara prise de pitié pour l’Italien. Cela ne nous regarde pas.
— Ne me prenez pas pour un inquisiteur, dit Maxime. Mais personnellement je me suis arrangé pour réussir ces tests et venir voir de près ce qu’on attendait exactement de nous.
— Attention, Pochet…, avertit Clara sans remuer les lèvres.