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— Oh ! qu'c'est trop ! Oh ! qu'c'est trop ! lamente la partenaire d'un ton de plus en plus saccadé.

Marie-Antoinette est sur le point de perdre la tête.

Je descendrai plus tard. D'ailleurs rien ne presse.

Je vais m'accouder à la rambarde de plexiglas pour contempler le boulevard. Il est plus animé encore que lors de notre arrivée. Des gens déambulent en parlant fort. Les marchandes de souvenirs hèlent le chaland.

J'essaie de retapisser notre (ou nos) ange(s) gardien(s). C'est duraille dans ce tohu et ce bohu.

Il n'y a d'immobile, sur le trottoir d'en face, qu'un vieux zig barbu, coiffé d'un gibus, qui tient une espèce de gaule enrubannée au sommet de laquelle est fixée une roue de vélo.

A cette roue de vélo, des sucettes de toutes tailles et de toutes couleurs sont suspendues.

— CHAPITRE N'ŒUF —

Elle est gentille, cette marchande. Une vieille mémé rieuse, joyeuse, pleine de vie et de contentement intérieur. Elle vend des modèles réduits de saint Ignace d'Aïolli, qu'on voit sur son rocher, en train de se couper la bite pour donner à manger à un albatros exténué.

Elle brade aussi des opuscules racontant toute la vie édifiante du saint. Comme ça n'est pas très épais, je lui en achète un.

Pendant qu'elle cherche de la mornifle dans la poche ventrale de son tablier, je murmure, en désignant l'homme aux sucettes :

— Il est rigolo, ce type, avec son gibus et sa barbe.

— Ah ! le père Moïse ?

— Vous le connaissez ?

— Boudi, ça fait vingt ans qu'il est là ! C'est un vieux juif mais très gentil.

Pas raciste pour un rond, la marchande.

— Il fait pas beaucoup la retape avec ses sucettes.

— Non, faut dire qu'il n'y a pas longtemps qu'il en vend. Avant, il faisait les dixièmes de la loterie.

Mon intérêt, éteint par la première partie de l'entretien, renaît de ses cendres.

— Avant quoi ?

— Ses misères…

— Quelles misères ?

— Le pôvre, à trois reprises, des voyous lui ont tout volé sa valise de billets. Si bien qu'il a été ruine. Y a bien de la vermine, sur cette terre, té !

— Ça, oui, pour y en avoir, y'en a, approuve-je. Et alors, comme ça, il s'est reconverti dans la sucette ?

— Comme vous voyez. Mais quand on a fait le dixième pendant vingt ans, la friandise, c'est déroutant.

Je cramponne ma monnaie et m'approche du vieux au gibus. Il est stratifié par l'âge, le père. Ses rides paraissent avoir été sculptées au burin, si tu me permets ce métaphore hardie. Sa bouche marmonne à vide des choses indiscernables dont il ne paraît même pas avoir conscience.

Je l'aborde gaiement :

— Alors, père Moïse, ça va la vie…

Son regard indécis se ramasse pour me considérer. Il a un léger sourire.

— Oui, oui, il dit.

— Et la sucette, ça se vend bien ?

— Pas des mieux.

— Vous avez vos clients, tout de même, j espère ?

— J'en ai, oui.

J'examine son pittoresque éventaire. Ces sucreries qui pendouillent au bout de leur fil de nylon et qui évoquent l'enfance gourmande détonnent à côté de ce pitoyable personnage digne mais quasi en loques.

— Y'a pas longtemps que vous vendez des sucettes, n'est-ce pas ? Auparavant, vous faisiez dans le dixième de loterie ?

Là, il s'anime. La loterie, ça représente une grande partie de son passé. Il a des souvenirs.

— J'ai vendu six fois le gros lot, me dit-il d'une voix fêlée, à l'accent yiddish.

— Eh bé, vous étiez un porte-veine.

— Seulement, la veine, elle n'était pas pour moi.

— J'ai su que vous avez été cambriolé à plusieurs reprises ?

Il n'est pas surpris que cet inconnu soit au courant de ses déboires. Les très vieux ont ceci de commun avec les très jeunes, c'est qu'ils acceptent la vie telle qu'elle se présente, sans chercher à l'identifier.

— Des bandits, murmure-t-il, le monde périt par les crapules.

— Et vous avez donc abandonné la loterie ?

— Je n'étais plus de force à lutter contre les blousons noirs.

— Qu'est-ce qui vous a donné l'idée de vous lancer dans la sucette ?

— Oh, c'est pas une idée de moi. J'ai horreur des sucreries, à cause de mon diabète.

— C'est une idée de qui, alors ?

— Un monsieur que je connais. Il m'a proposé de vendre des sucettes pour lui. Il me laisse un bon bénéfice. Si j'en vendais plus, je ferais une bonne recette, enfin, je vis quand même.

— Donnez-m'en deux.

— Choisissez…

J'en prends un très grande et une moyenne.

— Comment s'appelle le monsieur pour qui vous travaillez, père Moïse ?

Je m'entends lui demander ça, et je trouve ma question franchement incongrue. Lui aussi d'ailleurs. A preuve, il reste un moment sans réponse, détachant les deux sucettes avec application. Et puis il laisse tomber de sa barbe :

— Pourquoi ?

— Parce que j'ai un bon ami à moi qui fait aussi dans la confiserie foraine et que c'est peut-être lui.

Mais mon explication ne le convainc pas pleinement. Alors, en vieux sage, il la boucle.

— Ça fait huit francs !

Je douille.

Pourquoi ai-je jeté mon dévolu sur cet innocent vieillard ? Pourquoi flairé-je un mystère ? Je songe à la sucette de Jehanne Seymour, là-haut sur la terrasse, à celle que lichouille la copine de secte de Marie-Marie.

— Vous connaissez la dame un peu rousse qui habite l'immeuble d'en face, monsieur Moïse ? Elle vous achète des sucettes, je crois ?

Il a un marmonnage à vide. Comme quand on vient de goûter à un mauvais brouet. Puis il fait une sorte de petit pet avec la bouche pour me signifier qu'il « ne voit pas de qui je parle ».

Près de lui, dans une grosse carnassière de cuir râpée, il y a un stock de sucettes. Des grandes.

— Pendant que j'y suis, je vais vous en prendre encore deux, dis-je.

Et je soulève le rabattant de la sacoche pour y prendre deux sucettes. Moïse a un bout de geste, comme s'il entendait s'opposer, mais il le réprime.

— Dix francs de plus, ajoute-t-il : les grosses sont à cinq francs.

Je le règle. On se défrime. Ses yeux sont à la fois sombres et pâles, ce qui lui donne un regard de statue. Il est devenu un peu marmoréen, ce pauvre homme. La vie s'enfonce en lui, rejetant l'extérieur. Il n'existe plus que dans les lointains de son être. Son corps, les autres, l'environnement, tout cela ne constitue plus qu'une plage vide qui s'agrandit à mesure que la mer se retire.

La question qui me vient est la suivante :

— Ce vénérable bonhomme est-il apte à s'engager dans une combine pourrie ?

Il est si chétif, si vieux, si vulnérable. Il est si peu désormais… Et pourtant, je discerne dans son personnage je ne sais quoi d'apeuré, malgré son aptitude au renoncement. Remarque, tous les juifs ont peur, seulement ce qui fait leur force c'est qu'ils assument courageusement leur peur. Et il vaut mieux un peureux qui assume sa peur qu'un courageux qui gaspille son courage.

— Monsieur Moïse, j'ai l'impression que je pourrais vous aider, fais-je doucement en posant ma main sur sa main noueuse cramponnée à l'axe de sa roue de cocagne.

Elle est glacée, cette dextre. Presque morte dans sa grise blancheur.

— Oh, ça va, dit-il, je gagne ma vie.

— Vous vivez seul ?

Pour la première fois, une bouffée d'existence part de ce semi-fantôme.

— Oh, non, j'ai ma petite-fille.

— Vous vivez seulement tous les deux ?

— Oui. Elle est paralysée ; une attaque de polio quand elle était toute petite.