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— Et ses parents ?

— Auschwitz.

— Pardonnez-moi.

— C'est pas vous qui les y avez envoyés, soupire le vieillard, fataliste.

— Votre petite-fille est largement adulte, alors ?

— Je suis très vieux.

— Vous ne voulez toujours pas me dire le nom de la personne qui vous approvisionne en sucettes ?

— Qui êtes-vous ?

— Quelqu'un qui recherché des assassins très dangereux, monsieur Moïse.

— Un policier ?

— A peu près, mais d'une espèce disons particulière.

Je lève la main vers le ciel qui s'obscurcit.

— La dame rousse qui habite en face est morte, on l'a tuée dans l'après-midi d'un coup de barre de fer, alors qu'elle tenait une de vos sucettes à la main.

Il écarquille les yeux.

— Mais je ne sais pas de qui vous parlez, monsieur. Je ne suis pour rien dans tout cela.

— Monsieur Moïse, je vais faire analyser ces sucettes, plus celle de la femme assassinée !

— Mais tant que vous voudrez. Croyez-vous qu'elles contiennent du poison ? Cette dame dont vous parlez n'a pas été empoisonnée, mais assommée, dites-vous. Et sa sucette n'a pas fatalement été achetée à moi !

Il s'anime de plus en plus. Se réanime, devrai-je dire. II s'arrache à la fange de l'âge. Il sort de son pré-tombeau, Moïse. Il marche sur les eaux !

— Le nom de votre fournisseur, monsieur Moïse, je vous prie instamment ! Vouloir me le taire est stupide. Vous savez bien que vous serez obligé de le fournir. Je n'ai qu'un coup de téléphone à passer pour qu'on vous emmène dans les bureaux de la Police Judiciaire où l'on vous interrogera dans les règles. A quoi bon en arriver là ? Avec moi tout se passera en douceur. Je vous le répète, je suis un flic à part, j'évite les tracasseries à ceux qui me semblent ne pas les mériter.

— Vous êtes vraiment policier ?

Je prends mon porte-cartes à compartimente multiples, sélectionne celui comportant ma brême professionnelle. Mais comme je la présente au vieux, celui-ci s'écroule à mes pieds.

* * *

II y a un paquet de gens, en cercle.

— Il est mort ? demandent vingt voix.

J'examine Moïse, le palpe. Pas de doute, il est clamse, le pauvre vieux. Pourtant aucune blessure n'est apparente. Faudrait-il conclure à une crise cardiaque consécutive à l'émotion que je lui ai causée ?

Invraisemblable. Et puis il a le visage tout bleu. Mais j'ai beau mater, je ne décèle absolument rien de suspect.

Un agent corsico se pointe. Je lui chuchote ma qualité à l'oreille et lui dis de faire évacuer le cadavre en vitesse et de prendre garde à sa marchandise. C est un jeune déluré. Il fonce vers le plus proche téléphone.

C'est alors que je constate que la gibecière du Vieux a disparu.

Ainsi que les sucettes que je venais de lui acheter et que j'avais déposées près de lui sur le trottoir pour pouvoir l'examiner à loisir.

Dis donc, on fonce à toute pompe dans le rocambolesque, non ?

La voix du commissaire Poilala est passablement caustique lorsqu'il me lance, avec un entrain aussi sincère que celui dont on fait preuve vis-à-vis d'un agonisant auquel on assure qu'il a bonne mine :

— Ah, c'est toi. Tu as lu les journaux du soir ?

— Pas eu le temps, à cause ?

— Ils continuent de se déchaîner contre toi.

— Eh bien, ça permettra au Gouvernement de souffler un peu. Tu as du nouveau, fils ?

Ma désinvolture le trouble.

— Vaguement.

— C'est-à-dire ?

Il semblerait qu'un des quatre petits anges auxquels vous avez donné des ailes, Pinaud et toi, se trouvait à bord du Roussillon lorsqu'un des passagers a été porté manquant. En outre, l'un d'eux est originaire du patelin où l'on a refroidi le curé dans son confessionnal.

— Intéressant, de là à trouver que chacun de ces loustics s'est payé un meurtre…

Ce serait bon pour ton standinge ; ainsi, de flic sanguinaire tu serais promu justicier courageux, chouette, non ?

Il rit.

Dans ce métier, tout comme dans les autres, la jalousie rôde. Les hommes, ils gaspillent une chiée de temps et d'énergie en jalousie. Ça permet aux malins de faire leur pelote. Et ce dans tous les domaines, et à la plus grande échelle. Je te prends la pauvre Europe en déculottade qui sera englouti sans s'être unifiée, tu sais à cause ? Jalousie, mon drôle, cherche pas plus loin. Qu'ils en sont à se chicorner sur qui qui sera capitale : Bruxelles, Strasbourg, Fouilly-les-Oies ! Pinard italoche ! Patates germaniques ! Et la Présidence ? Et ceci ? Et cela, donc ! Les nœuds ! Ils oublient simplement de regarder un planisphère. Je te jure ! Ils n'ont pas l'idée de mater où ils sont ! Ils pigeraient pour le coup où ils en sont ! Ce bout de continent ravaudé : vieille Europe, mosaïque de connards bourgeois, suffisants, aveugles ! Oh, les nœuds ! Oh, les tristes andouilles de merde qui m'entraînent de leur sottise, le plus fort. Qui me châtrent, bon gré mal gré, m'attellent en attendant équarrissage. Ah, les vilains nœuds coulants. Croulants. Ils dégoulinent en blenno. Égosillent leurs sots blablas tandis que les manipulent les minorités ultra-agissantes. Le monde soumis à la volonté farouche d'une petite faction de terribles. T'as pas honte, toi ? Fais dodo, Colin mayonnaise ! ET dire que les dangers sont venus en masse, du fond des horizons. Et on ne voulait pas les voir. On s'en marrait. Et que voici le monde à présent dans cet état. Et la France béquillante, aboyeuse, morfondue, pleine de vagues inconscientes qui roulent sur place, malaxent le fond, la merde. La France et ses râleries insupportables, dont l'objet se perd dans les décibels d la connerie. Et qui va chambarder au grand dam des chambardeurs, écrouler de ses pauvres pilotis vermoulus, tomber en jaillissement de poussières et de regrets. Morte la bête ! La pauvre et brave bête à qui l'odorat aura failli ; morte d'avoir reniflé trop fort la cuisine à Paul Bocuse, le valeureux, qui porte une patte de homard à la boutonnière ! Morte de s'être endormie à l'ombre perfide du Roi Soleil, puis à celle du Poléon, et encore à celle de la grande asperge qui réussissait si bien le « i » grec, la pauvre ! Et que Dieu, écœuré, plie déjà bagage, comme les juifs malins à l'avènement de l'Adolf. Qu'il se retire dans ses appartements, mon gentil Jésus, ayant fini par comprendre qu'il n'y avait rien à tirer de nous, à part des pénalties au cul (mais ça fatigue à force), si bien qu'il nous damne par omission, simplement en n'étant plus là, lui qu'est partout. Car tu le sens bien qu'il s'est taillé, déjà, le Seigneur ? Qu'on est tout seuls ? J'ai beau l'appeler, personne répond ; y a plus d'abonné au numéro. Ça m'en fait triste de bientôt mourir. Le néant, quand il ne reste même pas de Bon Dieu aux vivants, c'est pas tenable. Un néant ou t'es pas libre de t'anéantir convenablement, t'as le devoir de le refuser. Tu le fais cadeau à Peyrefitte et Paul Six. Oui : il s est éclipsé… Il ne reviendra plus, fini, trop tard. Il a change d'avis. Ça me rappelle l'histoire du paysan malade de s'être saoulé et qui, une fois pieuté, réclame fissa une cuvette à sa vieille pour gerber. Et quand elle revient avec l'ustensile, rasséréné, il lui dit : « Non, ça va pas, j'en ai plus besoin, j'ai changé d'avis : j'ai chié au lit. » Dieu, y'aurait mieux valu qu'il chie au lit. Mais non : il est rentré chez son père, son fils et son saint esprit. Et nous, on n'a plus que d'autres hommes, en guise de lui. On n'a plus que son absence. Et la liberté va mourir pour laisser place à la justice qu'ils prétendent, comme si la justice pouvait servir à quelque chose sans liberté ! Comme si elle pouvait seulement se concevoir sans la liberté, cet oxygène. O, liberté, mon amour !

— Tu es toujours là ? répète pour la énième fois (au moins) la voix de Poilala.