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— Rien, messieurs. Néant. L'on m'a agressé pour le plaisir. Nous sommes au siècle de l'acte gratuit.

Il consent enfin à s'expliquer.

Je te résume pas trop qu'tu t'fasses suer à écouter le général.

En fin de journée, peu de temps avant que nous n'arrivions dans l'immeuble, on a sonné à la porte. Il est allé regarder par le judas, car il est très méfiant, le vieux briscard, ayant eu les viets et les fellouzes sur les endosses pendant des années, sans parler du boche avec lequel Dieu danke schön, il a eu d'excellents rapports pendant l'Occupation. Sur le palier, se trouvait une petite soubrette dans une parfaite tenue de femme de chambre.

Il a ouvert.

La jeune personne lui a expliqué qu'elle travaillait chez le locataire « d'en dessous » et qu'une grave fuite d'eau au plafond laissait présager que la baignoire du général débordait. Ce dernier assura qu'il n'en était rien et, pour convaincre la visiteuse, la conduisit dans sa salle de bains. La jeune personne admit qu'effectivement la baignoire était vide, mais se mit à quatre pattes pour examiner la tuyauterie sous le lavabo. Bien que misogyne, le général se perdit dans la contemplation du mignon derrière braqué vers lui, et il pensait à des choses un peu floues lorsqu'un canon de revolver lui fut enfoncé entre la cinquième lombaire et celle de Beethoven tandis qu'une voix d'homme lui préconisait de se taire et de lever les bras, ce à quoi le général consentit, car il était soucieux de profiter encore de sa retraite, surtout à un moment où elle était sur le point d'être augmentée.

Un homme très gros, prétend-il, aidé de la fausse soubrette, le ligota (lui qui ne buvait que de l'aligoté !) et on le plaça dans la baignoire. Ensuite de quoi il ne fut plus au courant de rien, à cela près pourtant qu'il entendit à plusieurs reprises vibrer l'escalier en colique de maçon (Bérurier dixit) qui donne accès à la terrasse.

Moi, je fais mon profit de ces déclarations. Et j'en tire la surprenante conclusion que tu vas lire d'ici presque tout de suite : à savoir que ces étranges visiteurs sont arrivés ici « après » la mort de Jehanne Seymour et que par conséquent, il semblerait que ce ne soit pas eux qui l'aient refroidie. Leur astuce pour s'introduire chez cette dame en passant par la terrasse du voisin indiquerai même qu'ils la croyaient vivante puisqu'ils tenaient à l'investir par surprise. Je crois qu'au moment où ils allaient se retirer, un coup d'œil au judas leur permit de nous voir en action sur le palier. Alors, se payant de toupet, la môme Marie-Antoinette nous aborda. Mais son culot devint témérité lorsqu'elle pénétra délibérément dans l'appartement un peu plus tard, après que nous eûmes découvert le drame. Dans quel but ? Mystère. Pourquoi se laissa-t-elle « consoler » par le Gros ? Re-mystère.

Et brusquement (ou soudain, ou tout à coup, si t'aimes mieux, mais enfin, sans crier gare) la pensée me vient que le coup de fil que j'ai reçu était donné depuis l'appartement d'à côté, tout culment. Or, donc, ce sont ces gens, la soubrette et le gros braqueur de généraux en retraite qui détiennent Pinaud ! Et dire qu'on les avait à disposition ! Et dire que Béru a brossé la donzelle (celle au manteau d'ocelot ?). J'enrage.

Attends que j'enrage un bon coup.

Grrrgne !

Voilà, c'est fait.

— Dites donc, monsieur le commissaire ?

— Merci, merci infiniment, il est neuf heures moins deux, c'est trop z'aimable. Vous disez, inspecteur ?

— Quelle idée vous a pris de vouloir pénétrer à toute force chez monsieur ?

— C't'à cause de l'heure, inspecteur. La gonzesse, quand c'est qu'je l'aye eu calcée à la paresseuse, m'a dit : « Oh, mon Dieu, je vais être en retard pour préparer le dîner du général, il est tellement strict sur l'heure ! » Elle a ramassé son panier s'a sauvée au moment qu'tu rentrais d'en bas.

« Sur le coup, j'ai pas réagi. Et puis p'tit à p'tit je m'aye t'nu la raisonnance suvante : « Comment, é travaille chez un général à ch'val su' l'horaire et c'est positiv'ment à l'heure de se fout' à table qu'é va faire le marché ? Mais les primeurs devaient z'êt' fermés, merde ! D'alieurs, les legumes d'son panier avaient pas l'éclat du neuf, ses poireaux étaient jaunis, ses carottes frileuses, j'ai l'œil. Voilà ce qu'j'réfléchissais pendant qu'tu tubais à Poilala et c't'à cause que j'aye voulu qu'on vinsse ici. En brèfle j'avais tout pigé, d'autant qu'un aut' détail encore me tarabustait : é l'avait les ong'faits, la greluse. Pas s'l'ment ceux des pognes, mais aussi ceux des pinceaux. Et puis é l'était parfumée de l'intérieur, positivement. La chaglatte qui renifle « Je pense à toi », de Lancôme, hein ? Une bonniche !

Je tends spontanément la main à mon éminent déducteur.

— Bravo, commissaire.

Avant de me presser les salsifis il regarde l'heure.

— T'donne plus la peine, Sana : y l'est neuf heures quatr'. Mais merci quand même. Merci infiniment. J'm'en rappellerai.

Et il lâche ma dextre pour se torcher les yeux.

* * *

L'impasse pue le poisson qu'en peut plus, à cause d'un restaurant proche dont elle recèle les poubelles.

Au fond, l'est une masure qui fut peinte en ocre jadis, mais qu'on n'a pas ravalée après l'avoir crachée, et dont la couleur actuelle évoque un étron de chien mal nourri.

Une lumière défaillante brille. De ces lumières qui te font souvenir que le courant électrique est généralement alternatif. On a l'impression qu'un mecton fatigué pédale quelque part pour actionner une dynamo.

Cette lumière est celle du logement au père Moïse, deux pièces sans joie, sans air et sans soleil, plus un bout de cuisine pleine d'odeurs légères de lit et de tombeau.

La petite-fille à feu le marchand de sucettes pourrait presque passer pour son épouse tant la maladie l'a vieillie. Elle a les cheveux blancs, les traits gris, les yeux comme deux porte-clés et tout un fourbi mécanique qui la fait ressembler à un robot en réfection. Assise dans une chaise roulante, elle pleure la triste nouvelle, sous le regard compassif d'une dame venue la lui apprendre.

Fille infortunée, au destin beau comme un bouillon de culture : les parents gazéifiés, la polio, pépé mort, l'unique, l'ultime soutien. Elle est de ces gens qui t'obligent bon gré mal gré à reconsidérer l'euthanasie.

Je me présente discrètement, mais elle n'a cure de mes titres. Papy Moïse est mort. La voici seule entre deux grandes roues qui lui tiennent lieu de jambes. Que va-t-elle devenir ? Rien, justement. Elle ne va pas devenir. Maintenant, elle est ! Elle est râpée. Terminus.

— Croyez que je compatis, mademoiselle.

Beau début. Compassé, solennel. M'reste plus qu'à lui fredonner la marche funèbre.

— Monsieur Moïse a eu beaucoup de tourments, n'est-ce pas ? Ces vols de sa valise de billets… Le pauvre.

Elle chialibuse à grandes z'eaux, Sarah. D'évoquer les misères du brave bonhomme, en plus de son trépas, ça lui fouaille les fibres filiales, lui arrache les glandes lacrymales. Elle en n'hoquette, cette chérie.

— Je crois savoir qu'un monsieur a été très bon pour lui, tout dernièrement, puisqu'il lui a organisé ce petit commerce de sucettes ?

Elle opine. La dame compatisseuse renchérit. Elle est au courant : M. Robert, oui, c'est quelqu'un. Elle l'a aperçu plusieurs fois, ici, pendant qu'elle faisait le ménage. On sentait qu'il s'agissait d'un brave homme.

— Robert, c'est son nom de famille ? demandé-je négligemment.

Elle ignore. Moïse l'appelait M. Robert. Juste comme ça : M. Robert. Y a des gens qui s'appellent Robert, énormément, elle a même connu un garçon, dans sa jeunesse, cette dame, qui s'appelait Robert Robert, alors vous voyez…

A quoi ressemble, ce M. Robert ? Elle est spontanée : lui. Oh, alors là, bien à lui. Il est grand, beau, avec des cheveux argentés. Mais alors, vraiment la couleur de l'argent. Il est toujours bronzé. Toujours élégant, toujours vêtu d'un pardessus en mohair bleu marine, même quand il fait chaud. Comme s'il avait le froid en lui, M. Robert. Comme si rien ne parvenait à le réchauffer ! Où M. Moïse l'a connu ? Alors, là…