— Que pensait-il de son fournisseur ?
— Je ne sais pas.
— Quelle attitude avait-il vis-à-vis de lui ?
Elle réfléchit. Ça la distrait un peu de sa peine.
— Je ne saurais vous dire…
— Il éprouvait de la sympathie pour lui ?
— Pas exactement, c'était plus compliqué. Il semblait éprouver à la fois de la reconnaissance et une certaine méfiance. On aurait dit qu'il craignait M. Robert tout en appréciant ses largesses.
— Quelles largesses ?
— M. Robert lui remettait des enveloppes avec de l'argent, après qu'ils avaient réglé leurs comptes.
— Vous êtes sûre qu'il s'agissait d'argent ?
— Lorsque M. Robert était parti, Papy écartait l'enveloppe pour compter.
— Il y avait de grosses sommes ?
— Je l'ignore.
Je poursuis encore un peu mon interrogatoire, mais sans rien obtenir de plus intéressant. Alors je dis au revoir à ces deux femmes…
Quelque chose me surprend confusément, mais ça fait son chemin dans mon esprit.
Une petite idée germe. Et puis pousse. Elle t'envahit. Y'a rien de plus rapide que les idées, point de vue croissance. Germination instantanée. Et pas moyen de les élaguer. Elles se développent, enflent, prennent toute la place. Quel chiendent ! Quelle verminerie !
Celle qui m'est venue, je te la donne in extenso. Quand le père Moïse est mort, on lui a volé ses sucettes. Et on m'a engourdi également celles que je lui avais achetées, tu te souviens ?
Alors comment se fait-il qu'on ne soit pas encore venu récupérer celles qui demeurent encore chez lui ?
Parce qu'on n'a pas eu le temps ? Parce que ça n'était pas prudent ? Parce qu'elles ne présentent aucun danger pour M. Robert ?
Je mate le cadran lumineux de ma tocante. Il est neuf heures quarante. Dans vingt minutes me faudra appeler Marie-Marie. Et puis aller retrouver Béru au bar des Flots Berceurs où nous nous sommes rendez-voués.
Deux chats prennent d'assaut les poubelles. L'impasse fouette de plus en plus la poissonnerie en faillite.
Une étrange pesanteur règne sur ce coin populeux de Nice.
Nice…
Une chanson de ma vieille me revient en mémoire. Elle chantait parfois, m'man, du vivant de papa, quand j'étais moujingue.
C'est vrai qu'elle chante plus depuis longtemps, Félicie. Sauf au petit Antoine, pour l'endormir, parfois, ce qui m'enjalouse jusqu'au trognon.
Pas pour l'instant. Je la trouve bien calme au contraire, ce soir. Un peu boudeuse. Un peu triste de la mort du papa Moïse…
Ma bagnole. Je monte. Je décarre. Je fais le tour du pâté de maisons. Comme je débarque dans un sens unique, je remise ma tire à la diable sur un angle de trottoir et reviens à pied à l'impasse. Quand un truc me tourniboule dans la pensarde, faut pas que j'insurge. Jamais faire ce qu'on n'a pas envie de faire dans la vie. Toujours faire ce qu'on a envie de faire. Simple. Tu te le rappelleras, Landoffé ?
Et mon cœur se chauffe à cent degrés en apercevant quelque chose qui ne se trouvait pas dans l'impasse quatre minutes plus tôt : une motocyclette. Une ronflante Kichi Duho Duma toute bouillante encore.
Moi, tu sais pas ? Faut que je te fasse rire. Sans hésiter, mû par une détermination que je ne songe pas à contrôler, v'là que j'ouvre l'une des sacoches du bolide. Elle contient une trousse à outils. J'empare une clé à bougie et cette clé je la dépose entre les rayons de la roue arrière, parallèlement au moyeu. Après quoi je referme la sacoche et me dirige vers le logement de la paralytique.
Pour l'accéder — j'sais pas si je t'ai dit dans les pages précédentes ? — on gravit un perron de quatre marches de ciment déglinguées. La porte est vitrée pour permettre l'éclairement de la pièce principale qui ne comporte pas de fenêtre. Un vilain rideau pisseux masque, de nuit, les carreaux pourtant opaques à force de crasse accumulée.
Je tends l'oreille. On ne perçoit aucun bruit. J'essaie de mater à l'intérieur, mais ce putain de rideau aveugle totalement le vitrage.
Alors j'empoigne le loquet et j'ouvre d'un seul coup, en grand, poum !
Étonnant. Tu sais : parfois, on découvre ce qu'on s'attendait à voir confusément. Ton subconscient qui t'a précédé. Lui est au parfum, pas toi encore. Mais vous faites votre jonction l'un et l'autre.
Ils sont deux, en combinaisons noires de motards, coiffés de casques à heaume fumé, gantés de cuir noir. Deux martiens fénèbres. L'un est assis sur la table, entre les deux femmes terrorisées. Il balance ses jambes sur un rythme lent. L'autre vient de retirer le carton de sous le plumard et place les sucettes dans une grande sacoche de cuir qui lui pend sur le bide.
J'aurais dû dégainer mon tu tues avant de rentrer. Oui, j'aurais dû. Trop impulsif le Tonio !
Le temps que je porte la main à la ceinture, le gars de la table a déjà bondi. Un vrai jaguar, ce mec. Et quelle netteté ! Quelle précision. Dans son élan, il trouve le moyen de m'allonger une manchette à la glotte. J'ai l'impression qu'on vient de me décapiter. Je tombe à genoux, totalement privé d'oxygène, ce qui est toujours emmerdant. Un coup de saton dans ma tronche la déguise en clocher un matin de Pâques. Pourtant je ne perds pas conscience et je sens que le zigomuche me rafle mon pétard.
Galopade silencieuse.
Aucun des deux julots n'a proféré un mot.
Je fais un effort. Voyons, Tantonio, du nerf ! Les deux gonzesses la ramènent, et libèrent vocalement leur trouille en clamant au charron !
Le fils unique et de prédilection de Félicie parvient à se mettre debout. Là-bas, un bruit de pétarade. Je fonce, tant pis pour l'oxygène : je respirerai un autre jour, c'est pas le moment de s'écouter.
J'ai une vision encore brouillée mais éloquente néanmoins des choses. Les deux croquants ont enfourché leur coursier d'acier, comme on dit puis souvent dans l'Equipe, Vraoumvrrrravrrrrrra !
Celui qui pilote met toute la gomme pour s'arracher. Bravo, Santantonio ! Quelle pirouette ! Le grand vhuite de la Foire du Trône ! La clé à bougie a bloqué la roue motrice et l'engin décrit un saut périlleux (extrêmement périlleux) en arrière. Les deux passagers n'arrivent pas à se dépétrer. La moto pétarade en tournicotant au sol comme un animal blessé à mort.
Tout à fait récupéré, le bel Antonio se rue aux nouvelles.
Et si tu le voyais en action, t'achèterais un polaroïd pour prendre des photos.
Note qu'à vaincre sans machin on triomphe sans chose, hein, comme disait… l'autre. Deux gars à terre, sur tous les manuels du combattant, on t'expliquera que c'est plus aise à neutraliser qu'un mec debout. Surtout quand il a une sept-cent-cinquante centimètres cubes en guise de plaid. S'ils ont les plaids, moi je leur offre les bosses après les avoir déheaumés. Quelle séance, miséricorde ! Dans un pétaradement infernal, avec des gaz d'échappement qui s échappent mal. Le ferraillage des casques sur les pavés disjoints. Le bruit de mes semelles sur des temporaux. Une rage féroce me transforme en fauve. Je bille à l'extrême de mes forces. Les déguise en tartares couverts de tomato ketchup.
Un qui gueule, aussitôt, il a mon talon dans le râtelier. Le tumulte s'enfle de tous les pékins qui radinent au pas de charge, en gueulant. Et puis t'as Police-Secours, par enchantement qu'est laguche. Et on m'empare, on me ceinture. J'ai droit à des horions bien assenés de collègues niçois en uniforme.
Un fourgon cellulaire vient à la rescousse. J'suis fourré dedans par la peau de mon futal. Vzoum ! Et les autres malfrats abîmés idem. Et la mère Mireille qui continue de vagir sur le temps de la violence, les juifs, les ganstères, le coût de la vie, le coup de Lévy nous escorte au bigntz ; pas mécontente de l'aventure qui lui rappelle son jeune temps, Mme Corsicotti, quand elle se faisait emballer à la grande époque qu'elle pipait l'Algérie française.