La brasserie Verdevase est une œuvre de la dernière décade décadente, entièrement sculptée dans le formica et le néon, avec, sur les murs, de fort ravissantes marines dues au pinceau du beau-frère de la patronne.
L'endroit est copieusement éclairé. Il est en outre abondamment fréquenté et l'on y parle fort, de choses aussi passionnantes que le tiercé, le devenir de l'O.G.C. Nice et de choses aussi difficiles à retenir que les noms des héros d'un roman russe. On trouve une table dans la partie restaurant, car cette vaste brasserie comprend quatre zones d'activité : le restau, le comptoir, le bistrot et la cage du P.M.U.
On se fait apporter toute affaire cessante du rosé frais et, tandis que Bérurier goûte cet hybride breuvage, j'entreprends le serveur, un tout petit type moins imberbe qu'un gorille mâle, qui ne possède, comme surface de peau nue, qu'une cicatrice de brûlure sur le tranchant de la main droite.
— Vous connaissez le père Moïse ? je lui demande en mettant tout plein de jovialité dans ma voix de manière à ce que mes questions fassent moins questions.
— Evidemming, me répond ce poilu de 14–18 (il s'agit de sa taille), qui serait franchement nain s'il était un peu moins grand, ou alors carrément géant s'il mesurait un mètre de plus, et qui, lorsqu'il ramasse son bouton de manchette ressemble à un caniche royal.
— Il rencontre souvent, ici, un monsieur très bien, élégant et bronzé, aux cheveux argentés, poursuis-je ; vous voyez de qui je parle ? Il roule en Mercédès et sa femme est un peu vaneuse sur les bords.
Mon sourire se fait de plus en plus resplendissant, ayant de plus eh plus de suspicion à neutraliser chez mon interlocuteur.
— Oui, je vois, admet le serveur.
Il dispose des couverts sur des nappes de papier très artistiques que ça représente la Promenade des Anglais au début du siècle, époque où les pauvres Anglais pouvaient encore venir jusqu'à Nice, ces cons.
— Figurez-vous que je cherche son nom, enchaîné-je. Son prénom, je m'en rappelle : Robert. Mais son blaze, alors…
— Il s'appelle Robert, fait le loufiat. Juste Robert. Je lui connais rien d'autre.
— Et vous savez où il habite ?
Là, je commence à lui défriser les poils, au gorillet.
— Comment qu'on connaîtrait l'adresse de tous nos clients, dites ? On n'est pas le Botting !
Il part.
Je déguste mes morosités en les arrosant de rosé. Et puis Gracieux, le pharmacien cocu, revient, traînant ses pantoufles.
Il dépose les trois sucettes enveloppées dans du faf décoré d'un caducée vert et de l'enseigne de son officine.
— Néant, laconique-t-il.
Je suis furax. Je cherche ce qui ne cadre pas dans tout ce bigntz et n'arrive à aucune conclusion. Pourquoi ces sucettes ? Quel rôle jouent-elles ?
Moulalard nous emboîte la croque question choucroute. Il se met même à clapper de bon appétit. La nourriture est une compensation ; beaucoup de chagrinés, d abandonnés, d'amphigourés te le diront. L'homme désemparé, a moins qu'il ne soit biafrais ou bengladéchard, se rabat sur la jaffe. Manger est un flirt avec l'oubli.
— Je viens souvent ici, le dimanche matin, lorsque je ne suis pas de garde, nous dit-il. C'est joyeux. Je regarde ces connards faire la queue pour le tiercé. C'est religieux comme spectacle. La messe ! En mieux. Leur pièce de cinq francs remplace l'hostie. Ils ont la foi, croient aux miracles et travaillent à leur salut !
Il rit, boit, choucroute de plus rechef.
— Si vous venez souvent, vous devez connaître le père Moïse ?
— Le marchand de billets de loterie ?
— Sur la fin, il vendait ces sucettes.
— Je l'ignorais. Mais Moïse est un personnage folklorique.
— Vous ne l'avez jamais vu ici en conversation avec un grand type élégant, vêtu d'un manteau de mohair ? Un monsieur bronzé, aux cheveux d'argent ?
— Non. Je n'ai pas remarqué.
— L'homme en question roule en Mercédès au côté d'une femme hautaine qui se singularise par une mèche grise dans sa chevelure blonde et surtout par le port d'une minerve.
Gracieux avale une grosse goulée de chou tréfilé, faille s'étrangler, puis retrouve l'usage de ses poumons et, partant, celui de la parole.
— C'est une cliente à moi ! annonce-t-il.
A mon tour d'égosiller :
— Se peut-ce ! Se peut-ce, cher ami !
— J't'avais dit que Gragra était un type commak ! authentifie Béru en brandissant un pouce qui donne à penser sur son sexe puisqu'il existe, dit-on, un rapport de proportions entre ces deux éléments notoires du corps humain.
Et mon ami d'ajouter :
— Quand on lui voit la valeur, l'instruction, tout ça, Gracieux, on s'demande comment t'est-ce une salope de bonne femme peut se barrer av'c un préparatiste qu'a même pas son brevet de pharmago !
Moulalard renifle et dit, d'un ton plutôt misérable :
— Paulette n'est pas à proprement parler une salope. C'est une fille sensuelle, simplement. Sensuelle…
— Sensuelle mon cul, tranche l'Impitoyable. C't'une pure salope intégrante, Gracieux. Mais pour ton gouvernail, laisse-moi t'rassurer : é le sont toutes !
Nous nous écartons de la dame Minerve, seulement, l'heure de communiquer avec Marie-Marie approche et cette fois je ne veux pas rater le rendez-vous.
J'annonce à mes équipiers de choucroute que je vais revenir incessamment et gagne la voiture.
II y a des shuntements, sifflements, couinages multiples. Je m'escrime sur le bitougnet joli, comme sur un clito de femme frigide. Marie-Marie ne répond pas. Probable qu'elle en écrase, la jolie, dans le dortoir des New sun brother's,en rêvant — qui sait ? — du Santantonio joli promis à ses radieux futurs. Chère mouflette déjà et si vite grandie, déjà jeune fille ! Touchant qu'elle soit restée fidèle à ses amours d'enfante, la môme.
Un instant, et tandis que je presse le tacateur de profanation inversable, j'imagine un avenir avec Marie-Marie. Nous deux dans un plumard, en train de bien faire. Et puis elle attendant un bébé. Et tonton Béru qui en serait le parrain, œuf corse ! Merde, ça ne fait pas sérieux. J'ai l'impression qu'on rigolerait à jouer du George Sand, elle et moi, cette gentille pécore. François le Champi, version revue et corrigée par Santonio le superbe. Tu repasseras !
Et voici voilà que soudain je suis en ligne. Il y a cet imperceptible frémissement d'un contact à travers l'espace. Me semble entendre le bruit ténu d'une respiration.
— C est toi, moustique ? appelé-je doucement, câlinement aussi.
Et le brountz s'opère. Un organe d'homme, très calme sophistiqué, articule :
— Non, mon cher commissaire, ça n'est pas le moustique. Le moustique s'est brûlé les ailes.
Ma tête éclaterait. Elle hébergerait une congrégation de rats d'égouts. Elle se fissurerait. Elle prendrait feu de l'intérieur. Elle tout ce que tu voudras ou pourras supposer, je m'en accommoderais mieux que de ma tête avec cette voix dedans.
Tout chamboule et celle, tout chancelle et boule. J'octave ! Je point d'orgue.
On est toujours en liaison, le mystère et moi. Je l'entends respirer à sa botte, sans excès, pianosse — calmosse — peinardosse, en poumons qu'ont le temps et de l'oxygène devant eux en voiture en voilage, comme dirait Bérurier-la-Patate !
— Aaaalors ? je finis par m'extirper connassement, comme un locdu qui vient de fendre son bénouze en se baissant pour ramasser ses gants.
— Alors, quoi ?
Le ton goguenard reste pourtant courtois. Et ça m'aide inconsciemment à me récupérer tout entier, sans laisser une miette de moi hors de ma personne.
— Écoutez, cher monsieur Robert, attaqué-je, en ce moment vous utilisez du matériel appartenant à l'État, ce qui peut vous valoir de graves ennuis. Vos motards sont en taule, vos sucettes sous séquestre, l'adresse de votre compagne à la minerve est connue ; bref vous n'allez pas dans le sens de l'Histoire !