— Chauffeur, à l'hosto et lentement ! ordonne-t-il. Service des urgences : y z'en auront deux pour le prix d'un !
Docile, ou effrayé, l'ambulancier décarre et disparaît dans les moirures du petit matin.
— Alors ? fais-je.
Le Gros hoquette :
— T'as bien fait de les mettre, Gars, ce qu'ils sont de mauvais poil, les collègues d'ici ! Tu parles d'une bande de tracassiers ! Y n'ont pas voulu qu'j'condusasse seul Pinuche à l'hosto et m'ont adjointé un p'tit crevard dont t'as vu le peu qu'y pèse !
Marie-Marie s'approche du Gros et renifle son haleine avec dégoût.
— T'es complètement givré, m'n'onc ?
— D'quoi m'mêl'-je, dis, pécore !
— Tu pues le rhum !
— Et alors, j'm'ai ocroyé une p'tite goulanche en attendant l'arrivée de la poule, j'ai ben l'droit d'me remonter, ent' un vieux pote mort et un aut' qu'en vale guère mieux !
— Elle devait êt' chouette, ta goulanche ; merde, t'es cointché à zéro !
Il s'arrête, douloureux et féroce, les forces branchées sur la haute-tension.
— Ce qu'est malheureux, quand les enfants grandissent, fait-il, c'est qu't'as plus l'cœur de leur beigner le museau. Mais je t'vas dire une bonne chose, Sana : si un jour tu t'laisserais aller d'épouser c'te gonzesse, ben j'te souhait'rais joyeuses Pâques, mon pote !
— Comment va Pinaud ? coupe-je.
— Il va en ambulance, ronchonne mon collaborateur. J'crois bien qu'y l'est tombé en cas d'inepsie, le pauv' melon ! Comme qu'un fakir y'aurait fait une passe trop forte. Enfin, y l'en a vu d'aut', hein ? Et nous, où qu'on va ?
— Réveiller un marchand de sucettes !
— On pourrait y'apporter des croissants, ricane l'Enflure.
— CHAPITRE RUGBY —
Bérurier est à ce point défoncé que je renonce à l'emmener avec moi chez les Nébrasko. Je lui fournis un prétexte qu'il n'écoute pas, et le fourre opportunément dans un bistrot qui vient d'ouvrir en lui faisant jurer sur l'honneur qu'il va boire une douzaine de ristrettos ultra serrés pour tenter de se démagouler les vapes.
Mais la Marie-Marie, tu parles qu'elle exige de me filer le train. Les policeries, ça la passionne, cette minette. Peut-être est-ce l'éveil d'une vocation, non ?
Nébrasko crèche dans une de ces villas début de siècle, blanches et fromageuses, qui sont un des charmes de Nice. La demeure s'élève au mitan d'un big garden planté de palmiers languissants. Des massifs de roses l'entourent et tu peux pas savoir ce qu'elles sentent bon, toi qui as toujours le nez bouché au point de déclarer que même l'argent n'a pas d'odeur. Car tézigue, heureusement que tu t'appelles pas Saint-Saëns ! Le nez bouché, le gout perverti, le toucher en râpe à fromage, les yeux qui voient que ce que leur montre la télévision, et plus sourdingue que le père Beethoven qui l'était pourtant si fort que toute sa vie il a cru qu'il faisait de la peinture, le pauvre biquet !
Le portail n'est pas fermé. J'aperçois une Mercédès garée sur un terre-plein. Tous les volets sont fermagas, mais par contre, la double porte d'entrée bée, ce qui donnerait à penser que les occupants sont déjà levés
— Écoute, ma poule, soufflé-je, tu vas m'attendre dans l'allée, sous les mimosas. Ainsi, s'il y a du grabuge, tu pourras donner l'alerte.
— Et ta sœur ? me répond la musaraigne de chiasse en continuant d'avancer à mon côté.
N'a pas froid aux carreaux, cette chérie. Je sens qu'elle est fanatisée en plein et qu'elle m'escorterait en enfer si je décidais d'y opérer une perquise histoire de voir de quel bois se chauffe Satan.
Je lui cramponne une aile de ma poigne en fer forgé.
— Tu vas faire ce que je dis, grondé-je, non mais qu'est-ce qui m'a foutu une sangsue pareille !
Mon ton, ma force, l'impressionnent.
Elle s'immobilise.
— Écoute Tonio, elle rouscaille, quand on sera mariés faut pas t'figurer qu't'auras barre sur moi et que j't'obéirai comme un toutou bien dressé.
Je la largue pour m'approcher, sans bruit, de la maison. Un silence accablant règne alentour, coupé de temps à autre par le pépiement d'un zize dans le jardin. J'escalade le perron en souplesse. Vais-je sonner ou pénétrer délibérément chez le marchand de sucettes ? Eh ben, ni l'un ni l'autre, mon camarade. Une fois dans l'encadrement de la lourde, le spectacle qui m'est offert me stoppe net. J'ai plus de décision, plus de projets, c'est le black-out dans ma tronche. Tout ce que je suis capable de faire, c'est de regarder de tous mes yeux, kif-kif le Michel Strogoff avant qu'on lui passe les prunelles au tisonnier incandescent.
Et je vois un gusman en pyjama de soie blanche, allongé sur le carrelage en damier du hall, au milieu d'une flaque de sang large comme le lac du Bourget. Un monsieur bien d'allure, gris de poil, hâlé de peau malgré qu'il se soit vidé de son raisin : M. Robert sans nul doute. Plus loin, dans un bel escalier de bois, on voit une dame en robe de chambre, la tête en bas, pleine de sang aussi. La minerve qu'elle portait a déjanté et forme comme un second cou vachetement surréaliste.
Terrifié par ces nouveaux décès, je m'avance en prenant garde où je fous les pinceaux. Le couple a été momifié à la mitraillette, c'est clair, et le tireur n'a pas chialé la marchandise. Il est probable que le meurtre a eu lieu cette nuit. Quelqu'un, connu des Nébrasko sans doute, est venu leur rendre visite. Il a sonné, Nébrasko s'est assuré de son identité depuis la fenêtre de sa chambre, et il est descendu ouvrir.
Alors on lui a fait sa fête. Sa bonne femme, alertée par la rafale s'est précipitée aux nouvelles et le défourailleur est allé au pied de l'escadrin pour lui régler son compte également.
Place nette !
L'odeur de la poudre et celle du sang se confondent. J'en chope la nausée. Tu parles d'un turbin ! Ça fait combien de siècles que je n'ai pas dormi ? Je ressors en titubant presque et je me bute dans Marie-Marie qui radinait aux nouvelles. Elle est parfaite, dans le drame, cette godelure, d'un sang-froid absolu, très calme, très self-contrôlée.
— On dirait qu'on s'est pointé trop tard, non ? murmure-t-elle. C'est ce qui s'appelle se faire couper l'herbe sous les pieds.
Je me masse la nuque pour essayer d atténuer ma fatigue indicible.
— Si je reste encore huit jours ici, dis-je, Nice cessera de figurer parmi les premières villes de France.
Tu crois qu'on le retrouve au bistrot, le Gros ?
Mes claouis ! Il est à quelques mètres de l'établissement, assis sur le trottoir, avec un œil poché, le pif éclaté et une manche en moins à sa veste.
— Tonton ! écrie Marie-Marie. Tu t'es battu ?
— A quat' contre un, grommeluche l'Infâme. Eux m'matraquaient t'à coup de litrons et j'sus tellement fatigué qu'j'avais pas plus d'force qu'un plumeau.
Pressé de s'expliquer, il raconte.
Il éclusait les cafés dont nous étions convenus, paisiblement, lorsqu'il avise, à quelques tables de la sienne, une jeune personne agréable et laborieuse pour prendre un caoua à cette heure matineuse. Il lui sourit, regarde ses jambes sous la table, car il avait une vue plongeante impec, ce gros salingue. Elle était jupée court, la gonzesse. Une gentille salopiote, juge-z'en plutôt puisque, s'étant aperçue du regard convoiteur au Gravos, la v'là qu'écarte ses jambes complaisamment afin qu'il puisse mieux admirer sa baie des Anges. Elle ne portait pas de culotte, ce qui constituait un avantage certain pour la beauté du coup d'œil. Césarin se met à baver dans sa tasse. La môme, excitée, se paie un solo de balalaïka, en douce, sous la table. Et le Béru fasciné grimpait en mayonnaise à l'unisson. Tu suis ? Bon, tout était d'une extase folle quand un grand connard de routier vient s'installer à une table située entre la fille et Béru. Jusque-là rien de grave, il n'interrompait aucunement la vision paradisiaque du Gravos. Et puis, boum, voilà-t-il pas que ce bœuf ôte son blouson et le cloque sur le dossier de la chaise voisine. Du coup : terminus. Le vêtement fait écran. Alexandre-Benoît a beau changer de position, se trémousser, se torticoler, tout ça, il perd le contact d'avec la moulasse à la demoiselle.