— Tu sais, Antoine…
— Non, ne dis rien…
— Tu crois que… Qu'un jour ?
— Je ne sais pas.
— Enfin, ça ne te paraît pas impossible ?
— Rien n'est impossible, ma poule.
— Oh, arrête tes « ma poule », bordel de Dieu.
— D'accord, j'arrête.
— Tu sais ce qu'elle faisait en Angleterre, Jehanne Seymour ?
— A part que son homonyme fût la troisième femme d'Henri VIII, j'ignore tout d'elle.
— Elle avait hérité une fabrique de sucettes de son mari, à Lollipop dans le Bigtailshire.
— Merde !
— Ah, tu vois ! tu sais ce qu'elle faisait à Nice ?
— A part qu'elle s'y est fait assassiner, j'ignore tout de ses activités.
— Elle couchait avec Nébrasko.
— Grand bien lui en fut fait. Comment as-tu appris ces choses édifiantes ?
— J'arrivais spas à pioncer. Alors je suis retournée chez les Nébrasko.
— Hein !
— Oui.
— Mais tu es dingue ! Si la police…
— Je suis ici, donc tout s'est bien passe.
— Et qu'as-tu fait chez eux ?
— Ce que tu aurais dû y faire toi-même, soit dit sans vouloir à tout prix t'offenser, Tonio ; seulement t'avais qu'une idée : les mettre pour ne plus te mouiller. Moi j ai fouillé de partout ; mais alors, quand je te dis de partout, c'est de partout. Ça m'a permis de trouver un tas de trucs que tu potasseras plus tard, car je les ai fourrés dans le tronc d'un palmier de leur jardin. Y'a de tout : des lettres, des factures, des bons d'expédition internationaux… Certaines lettres étaient d'amour, et signées Jehanne. Les bons d'expédition concernaient des sucreries en provenance de Lollipop-Angleterre et adressées à Nébrasko. Ces deux-là : Nébrasko et la mère Seymour, faisaient beaucoup de choses ensemble, notamment des affaires et l'amour.
Elle a baissé le ton pour le dernier mot, pudique quand il s'agit de l'acte, cette jeune virago turbulente. Vierge, quoi ! Une vierge tapageuse et gouailleuse, encore plus mal embouchée que son oncle.
— Bon travail, ma chérie.
Elle se blottit tout contre moi. Elle est tellement radieuse qu'elle irradie.
— T'es d'ac que j'sus pas une pelure, hein, Antoine ?
— Tu es un grand limier en jupon !
— Et poum, la comtesse de Ségur ! ricane cette sale pie borgne. Limier en jupon ! T'as lu ça dans les bouquins d'enfant de ta maman, hein, l'artiste ? Par moments, j'sais pas, mais t'as la cervelle qui prend le jour. T'as du flou artistique dans le caberlot, mon drôle.
Je tends la main vers le voilier noir.
— Tu ferais mieux de me parler de ce pachyderme, comment as-tu levé sa piste ?
— C'est toujours dans ces foutues paperasses découvertes chez Nébrasko. Elle fait moultes allusions à un certain Jumbo, la Seymour. Et au ton prudent qu'elle use, on sent qu'elle a peur de ce Jumbo. Jumbo, c't'un blaze d'éléphant, donc c'est le sobriquet du type. Elle dit qu'avec lui elle marche sur des œufs et que sa puissance n'a d'égale que sa folie despotique. Testuelle, Tonio. Sa folie despotique ! Elle ajoute qu'elle regrettera toute sa vie de l'avoir connu. Tu parles, et comment, la pauv' guêpe !
— Elle donne son nom quelque part ?
— Jamais. Jumbo, c'est tout !
— Alors, comment as-tu découvert son identité ?
Eue change de position, se place dos à la mer afin de pouvoir me regarder. Je la tiens par les mains, de crainte qu'elle ne tombe en arrière, du muret sur les toits des boutiques d'accessoires marins, en bas.
Elle aime.
— Tu sais, Sana, je pense que j'ai une vraie vocation policière, moi aussi. En dehors des aubergines, ça existe, femme-flic ?
— Ce serait à créer.
— Tu nous imagines, plus tard, ensemble ? Le couple de la Rousse ! Comme dans les films de Tévé : Chapeau melon et botte-moi le cul ! Un vrai beurre.
— Pourquoi parles-tu de ta vocation ?
— Je vous ai toujours entendu dire, toi et m'n'onc', que les grands flics ont pour principal auxiliaire le hasard, juste ?
— Tu parles !
— Eh ben moi je l'ai eu, mon hasard. En raisonnant par l'absurde, c'est donc que je suis un grand flic ou que je vais le devenir, non ?
— Et ce fut quoi, ce fameux hasard, ma p… chérie ?
Elle sourit à ma rattrapade et, tout comme le faisait hier son tonton, murmure :
— Merci, merci bien… Eh ben, figure-toi qu'au moment que je pars de la maison après avoir tout farfouillé bien partout, j'entends du bruit. Mon sang ne fait qu'un tour et, sans réfléchir, j'me cache sous l'escalier. Deux bonshommes entrent en parlant à voix basse. « Attention au sang, ne mets pas les pieds dedans ! dit l'un. » L'autre pousse une esclamation et dit : « Eh bé, vous avez fait un drôle de boulot ! » Puis il ajoute : « Ne nous éternisons pas, c'est dangereux, vous avez été con d'oublier le colis ! » L'autre rétroque : « On l'a oublié, on l'a pas trouvé, nuance ! » « Et alors, qu'est-ce que tu espères ? » demande son compère. « Moi, rien c'est le gros père Dune qui exige qu'on le retrouve coûte que coûte et qu'on fonce le déposer à la kermesse avant de retourner à bord de l'Attila. » L'autre dit : « Il est bon, ce gros sac, si le paxon n'est pas là, on ne peut pas l'inventer ! » « Paraît qu'il devrait y être ! » ronchonne le deuxième bonhomme, « mais franchement, je vois pas où car j'ai exploré la cabane de fond en comble ! »
« Moi, je crevais de trouille, Tonio. J'm'gaffais bien qu's'y m'trouvaient ils me saigneraient comme un canard. Et comme ils allaient à nouveau passer la maison au peigne fin, y'avait pas moyen d'y couper. A ce moment-là, faut que j't'avoue une chose : j'ai pensé à toi très fort, et puis au bon Dieu…
— Dieu et San-Antonio dans ta manche, ricané-je, tu ne te mouches pas du coude ma pou… ma chérie.
— Merci, merci bien. Eh ben, le miracle s'est produit, comme si le ciel m'avait entendue, Tonio.
— Ah oui ?
— Le copain du gars qui se lamentait d'pas avoir trouvé le fameux paquet demande brusquement, saisi d'une idée subite : « Logiquement, ce paxif, c'était Nébrasko qui devait le livrer ? »
« Ben oui, dit l'autre, pourquoi ? »
« Il l'avait peut-être déjà mis dans le coffre de sa voiture qui est là dehors. T'às été regarder ? »
« Merde, non ! »
« Alors, Tonio, y s'sont mis à cavaler dehors. Je les entendus ouvrir la malle de la tire, pousser des cris de triomphe. Et puis y's'sont débinochés. Moi j'ai attendu un peu, puis je m'ai trissé à mon tour. Au passage j'ai planqué les papiers que j'avais dénichés dans le trou d'un arbre. Ensuite j'ai pris un taxi et me suis fait conduire au port de Nice. Y'avait pas d'Attila à l'ancre. Mais au bureau maritime, un beau garçon qui ressemble à Alain Delon m'a aidée à chercher dans les ports du voisinage. Je lui ai dit que j avais rendez-vous avec des copains. C'est lui qu'a trouvé que l'Atilla III était mouillé au port Gallice. Sans perd' de temps, j'ai venu draguer jusqu'ici malgré les rechignages du taxi qui n'était pas chaud. J'ai retapissé l'Attila, j'ai demandé le nom du propriétaire au burlingue du port, on m'a répondu que le bateau appartenait à un dénommé Mister Dune. Et voilà le travail, mon cher ! Qu'en dis-tu ?
Je cherche des termes hautement éloquents, à la mesure de ma profonde admiration, lorsqu'un bonhomme s'approche de nous. Un vieux, à poil blanc, mais copieusement déplumé, l'air finaud, s'approche de nous.
Il a un truc pendu au col, et ça n'est pas un appareil photo mais un walkie-talkie. Cet homme, j'ai la certitude absolue, formelle, rigoureuse et autres, de sinon le connaître, du moins de l'avoir déjà vu. Mais où ? Mais quand ? En quelles circonstances. Ce qui me déroute c'est son sourire, je sais qu'il ne riait pas le jour où nous nous vîmes. Et il y a très peu de temps de cela. Attends… C'était… c'était… C'était hier ! Le vieux schmoll dans le petit logement contigu au magasin de fourrures désaffecté !