Je le regarde… Il vient de prendre un énorme cigare dans un coffret d'or posé sous son transat, tranche son extrémité de ses petites incisives de rongeur et l'allume béatement.
Oui ; je le regarde, et trouve qu'il est la malfaisance incarnée. Un monument d'ignominies. Mais ça, ce sont des lieux extrêmement communs, aussi n'irai-je pas plus loin dans l'expression de mon mépris. Fermez le ban !
— Votre histoire ne tient pas debout.
— Vous croyez ? C'est pourtant l'accord que j'ai pris avec mon artificier pour le cas où il y aurait un changement de programme de dernier quart d'heure.
— Vous n'aurez vous-même pas le temps de vous mettre hors de portée d'ici six heures avec ce beau voilier, fût-il très rapide.
— Ça, mon garçon, c'est mon affaire.
Il rit. Jaune, à cause de ses charogneries de dents couleur de merde.
— Et pourquoi annuleriez-vous une opération si minutieusement élaborée ?
— C'est également mon affaire.
Il se tourne légèrement vers Marie-Marie, laquelle s'est assise sur le pont, en tailleur, tout près de Mister Dune.
— Mademoiselle, veuillez me pardonner, mais je souhaiterais que vous quittiez le bord un instant. J'ai à parler en tête-à-tête avec ce beau garçon ! Allez l'attendre sur le quai.
— Merci pour la politesse, grince ma girouette.
Elle m'interroge du regard :
— Va, dis-je.
Elle fait danser la passerelle d'acajou sous son poids pourtant léger et se met à arpenter le môle en nous lançant des regards hostiles.
— Elle est très mignonne, fait Dune, et, croyez-en mon expérience, elle deviendra vite très jolie. Il serait dommage qu'il lui arrive quelque chose.
— Holà, qu'est-ce à dire !
Il s'enveloppe de fumée, m'adresse un nouveau sourire plus vénéneux encore que les précédents.
— Lorsque vous l'avez récupérée au New Sun, cette nuit, vous avez dû constater que cette aimable personne était médicamentée ?
— En effet.
— Je passe sur le breuvage qui lui fut administré pour vous signaler simplement qu'il contenait de la poudre de notre explosif.
— Foutaise !
— Pourquoi cette incrédulité ? Vous avez vu ce qu'il est arrivé à votre ami pharmacien. Donc, pour en revenir à cette petite, à six heures, si l'explosion est bien télécommandée, il y aura du remue-ménage dans son corps juvénile. Certes, vous pourrez lui faire pratiquer d'ici là un lavage d'estomac, mais vous pensez bien que les molécules de ma poudre de perlimpinpin se sont répandues dans son organisme et qu'il en subsistera très longtemps. Notre individu est si fragile que la moindre lésion le détruit, n'est-ce pas ?
— Si ce que vous dites est vrai, vous êtes la pire ordure de la création, Dune ! je lui balance comme ce serait dans un film avec Paul Newman dans le rôle de moi.
Et tu sais quoi ?
Dune secoue la cendre de son cigare, regarde la mer et murmure :
— J'ai beaucoup souffert, vous savez, San-Antonio. Tellement, tellement que je suis devenu très très très méchant. Bon, ne perdez pas de temps, mon vieux. C'est ici que nos pistes s'écartent. Vous êtes dur à manœuvrer, mais on y parvient malgré tout.
Il me congédie d'un geste, comme jadis les riches colons leurs boys, avant que leurs boys n'aient eu l'idée de leur passer les bûmes au presse-purée.
Il est cinq heures moins un quart lorsque nous déboulons dans le bar du Supercontinental,un bel établissement pimpant neuf. Je me sens devenu zombie, mécolle. Marie-Marie, lestée d'explosif… Et tout le reste. Mais le reste n'est que le reste, tant la première chose me taraude. Faut-il la cloquer d'urgence dans un hosto, expliquer à des chirurgiens ? Tenter l'impossible ? Quel impossible ? Qui me croira ? Ils voudront faire des radios, des analyses… On n'a plus le temps. Il faut choisir. Alors mon instinct me dit d'attendre dans ce bar luxueux, plein de belle moquette onctueuse, d'acajou brillant qui me font songer au voilier de ce fumier, de garçons impecs dans leurs uniformes de matelots pour opérette de luxe. Il y fait frais à cause de la climatisation. Y'a presque personne à cette heure. Deux amoureux dans une stalle capitonnée d'un beau cuir vert qui ferait des reliures vachement chiadées pour mes polars que tu ne peux pas savoir l'à-quel-point qu'ils les méritent, les pauvres, quand je vois des z'œuvres minusses reliées pleine peau de zob sur les catalogues de Coulet et Faure, bon Dieu de bois, c'est ben pour dire, mais quoi, vous aurez toute l'éternité pour me réparer ça quand j'aurai mis les bouts, tas d'enfoirures terrestres ! Et y'a aussi un vieux crocodile en bout de course, tout égrotant, ridé, gâteux, à canne, qui regarde rien avec l'air de pas s'y intéresser.
Et Marie-Marie, passionnée par l'aventure, insouciante, ne sachant rien de ce qui peut-être l'attend, parle, parle…
J'essaie de suivre son verbiage. Mais cette idée fixe me vrille la caberle. Pas moyen de se concentrer.
Elle me secoue :
— Merde,tu m'écoutes pas, Tonio ! A quoi tu penses ?
— Si si, je t'écoute, ma p… chérie.
— Qu'est-ce que je viens de te dire ? Répète ! Hein, dis, malin, répète un peu !
— Eh bien, breuh…
— Tu vois ! Tu crois qu'c'est le moment de rêver à la mort de Louis XVI, ce con ?
— Je ne rêve pas à la mort de Louis XVI, môme, oh là là que non !
— Je te disais, y'a une chose, l'horrible Dune… Je pige pas sa posture vis-à-vis du New Sun.
Et je me dresse, moi, Santonio, le vaillant, le preux, l'indicible, le superbe. San-Antonio souverain, for ever, forêt verte !
Je bombe au téléphone. Dans un nuage je cherche le bigomuche du Sun. Le trouve, l'appelle. Je tombe sur Mme Chi-o-li, (j'm'rappelle plus son nom, peut-être même que je l'ai jamais su, ce qui expliquerait ma défaillance de mémoire). Je reconnais sa voix. Je déguise la mienne en voix de flic niçois qui mal y pense, c'est-à-dire en l'agrémentant d'un accent corse que toute l'île de Beauté s'en dégage, avec sa baie des Sanguinaires et son coucher de soleil sur le maquis plein d'arbousiers, de chênes-lièges et de pieds-noirs.
— Ici, Police Judiciaire de Nice, pouvez-vous me dire si vous avez eu comme disciple une ou un dénommé Dune, D-U-N-E ?
— Oui, en effet, Dorothée Dune est restée quelque temps ici.
— Quand cela ?
— L'an passé.
— Combien de temps ?
— Huit mois.
— Et ensuite ?
— Son père l'a fait enlever de force, malgré la farouche volonté de Dorothée qui voulait rester…
— Vous savez ce qu'elle est devenue ?
— Je crois savoir qu'elle s'est suicidée peu après chez son père…
Je raccroche sans dire merci, ni adieu, m bravo, ni merde.
Ma tronche bourdonne pis que ton rasoir quand tu le branches sur le 220 alors qu'il est réglé sur le 110.
Dune m'a dit qu'il était très très très méchant parce qu'il était tellement tellement malheureux !
Voilà, je pige… Je pige… Sa haine implacable contre le Sun. Les évadés dont il a fait des meurtriers sous la protection du Sun. En les planquant dans le souterrain qu'il avait découvert à force de fouinasser dans la baraque. C'est lui qui a écrit cette lettre de London pour prévenir de ce qui allait se passer au Pompon. Il voulait que des matuches arrêtent les gars qu'il avait chargés d'abattre la Seymour et Nébrasko. Ces petites gouapes, cuisinées, allaient dire ce qu'ils croyaient être la vérité : c'est-à-dire qu'ils agissaient sur l'ordre du Sun. Du Sun pour le compte duquel ils avaient commis (du moins le pensaient-ils) déjà d'autres assassinats (voir au début du présent chef-d'œuvre !). Seulement, le père Pinuche a pris une terrible initiative et a liquidé ces gonziers. Lesquels avaient reniflé le flic en moi, par pur instinct de truands. Et Dune a tout chamboulé son programme. Il a kidnappé Pinuche, l'a ensuite transféré dans le souterrain du Sun. L'explosif, c'était pour attirer l'attention. Il en a usé lorsque je m'y suis engagé parce qu'ainsi je me trouvais neutralisé pour un laps de temps qui lui était nécessaire. On jouait décidément trop les fouille-merde, Béru et moi.