— Du calme, mesdames et messieurs ! je tonne. Personne n'est blessé ?
Ils s'entre-regardent, se palpent. Non : personne n'a été touché. Le vrai miracle ! Simplement ma table est criblée de balles ainsi que le parquet, alentour, plus une glace au fond, près de la patère, qui a fait des petits.
Je me penche sur les quatre garnements. Excepté un qui fait encore semblant de respirer, ils me semblent parfaitement défuntés. Dedieu, quelle hécatombe !
Je suis tout ahuri, tout sonné. Indécis, moi l'homme des décisions. Au point que je fais une chose inhabituelle : je chope le combiné qui pendouille toujours au bout de son fil, et compose le numéro du Vieux.
— CHAPITRE ÉTROIT —
— Alors, mon cher petit, s'agissait-il d'un canular ?
Je contemple les quatre cadavres (car le dernier gars a cessé ses simagrées) et je murmure :
— Absolument pas, monsieur le directeur.
— Racontez-moi ça, mon cher petit.
Le cher petit ne sait pas par quel bout attraper son récit. Le cher petit trouve l'existence conne et saumâtre. Ces quatre vilains garnements, allongés dans leur sang et de la vaisselle brisée… Abominable spectacle ! Quel âge peuvent-ils avoir ? De vingt-deux à vingt-six ans. Dans quelle effroyable équipée se sont-ils engagés, ces presque enfants ? Pourquoi étaient-ils si tôt, si cyniquement, des assassins ? Au nom de quoi ? Pour servir quelle cause ? Et les voici morts avant d'avoir vécu. Leur malfaisance stoppée à coups de feu. Pauvres petits bonshommes, si mauvais et si près encore de l'innocence. Mais l'innocence est brève. Je vois chez nous, le mignon Antoine, la manière rapide qu'il devient canaille, ce trou du cul. Qu'est-ce qui les arrache aux tendresses maternelles, les petits d'homme, pour les propulser vers les sombres charogneries de l'existence ? Quel démon les pousse à vouloir s'affirmer ? A vouloir rompre d'avec les protections de la tendresse. Un gosse, tu l'aimes, il t'aime. Tu le choies, il se blottit. Et voilà qu'un matin, ça n'est plus pareil. Il regarde ailleurs. Il a besoin d'ailleurs. De te fuir, d'être lui, pour lui, sans toi. Merde. Je raconte succinctement le carnage au Vioque.
Et, au fur de l'à mesure, je cesse d'être son cher petit. Je retombe dans les présents fonctionnarisés, hiérarchisés, engueulatoires.
— Alors, si je comprends bien, San-Antonio, tout est perdu ?
« Sauf ma vie. Ai-je grande envie de lui répondre. Seulement, ce genre d'objection n'est pas valable, Votre Honneur. J'étais pas venu ici pour garer mes os, mais pour découvrir un mystère. Et voilà que le mystère demeure à peu près entier. Néanmoins, j'objecte :
— Il nous reste quatre cadavres, monsieur.
— Et alors ?
— Lorsqu'ils seront identifiés…
— Lorsqu'ils seront identifiés, ils continueront de se taire !
— J'ai aussi à disposition vingt-trois convives dont je vais relever les identités. Parmi eux se trouve la victime désignée aux quatre voyous.
— Facile de la découvrir ! persifle la Vieillasse.
— Je vais essayer.
— Oui : essayer… Bien entendu, essayer…
Oh, classe à la fin. U me pèle, le Dabuche. C'est fastoche, bien installé derrière un burlingue ministre, de critiquer. J'aurais voulu l'y voir, au Pompon Rouge, ce bougre de facho.
Il reprend.
— Vous pensez : toute cette mise en scène, ce hold-up, ce côté malfaisant… S'ils ont pris des jeunes pour perpétrer le meurtre, c'est afin de nous faire croire à une espèce de meurtre gratuit, par excitation de hippies enivrés. On a voulu donner à l'affaire un côté Sharon Таtе : tuerie de camés en délire… Mais nous ne saurons jamais qui ils voulaient assassiner.
— Si, monsieur. Nous le saurons, coupé-je.
— Et quand donc ?
— Quand « ils » tueront la personne qui vient d'échapper à l'attentat !
Là-dessus je raccroche sans autres civilités. Pépère me tartine mes burnes. J'ai pris des goûts de l'indépendance depuis que nous avons créé cette agence qui constitue une sorte de fosse d'orchestre entre lui et nous.
Dans la salle, pendant que je tubophonais, le délire s'est porté au comble. Des dames évanouissent à mater les cadavres sanguinolents. Des messieurs crient police et tambourinent le rideau de fer. La Pinuchette, à grand mal, contient ceux qui entendent mettre les adjas. Pour ce faire, il doit décrire des moulinets avec sa rapière, le bêlant, et calmer en chevrotant.
Les hommes les plus calmes de l'assemblée déclarent que c'est une affaire de racket et engueulent le patron, comme quoi quand on est restaurateur marseillais, on est un criminel de ne pas cracher au bassinet. Que ce sont des économies de bouts de chandelles, et avec ça, il est bien avancé, ce gros lard : quatre mecs viandés dans sa boutique. Il va comprendre sa douleur, au plan représailles, le Gradu. Ah c'est malin !
Les plus hardis déclarent qu'ils veulent récupérer leurs fraîche et autres objets de valeur engourdis par les petits matafs d'opérette.
Bon, enfin, Police Secours se pointe, alertée par le voisinage. Je me fais connaître. Ça continue de confusionner. Mince ; mon boulot, tu parles d'une sinécure !
Et la presse qui se pointe. Les gars du télébaveux régional ; toute la lyre, le big circus ! Les magistrats, l'Identité Judicieuse, les experts, les ambulances, motards et consorts, et consœurs. Un vrai tourbillon. Tu veux bosser, tézigue, dans des conditions pareilles ?
Le soir, fourbus, étourdis, on se rapatrie à l'hôtel d'Athènes et du Colorado Réunis prés de la Canebière. Dans les piaules y'a la téloche et, justement, les informes causent de nous. On commence déjà à se faire traiter d'assassins, Pinuche et moi, d'avoir démoli sans sommations des petits mariolles qui ne songeaient qu'à chahuter un peu. On nous conteste la légitime défense. Avaient-ils tiré un seul coup de feu, ces mômes ? Non. C'est nous qu'on leur a défouraillé contre, en pleine poire, sans sommations. Des petits malheureux qui ne savaient même pas se servir de leurs pétoires, à preuve c'est qu'ils n'ont blessé personne, eux ! On nous avertit, la Rousse, que ça va chier pour notre matricule. On aura droit aux Assiettes et on se fera saler. Si on prend pas dix ans de bigntz y'aura levée de fourches.
J'écoute, prostré, en me demandant si le commentateur n'a pas raison, dans le fond. Auraient-ils tué, les quatre branques ? Ne s'agissait-il pas, en fait, de grandes gueules un peu défoncées ? Et si tout ça n'était pas qu'une lugubre, une monstrueuse farce ? Supposons qu'un copain de la bande ait été au courant du hold-up mijoté par ces vauriens contre le Pompon Rouge. Il a des raisons de se venger d'eux. Alors il écrit au chef de la Police Parisienne pour casser le morcif et il l'allèche en faisant état des quatre affaires dont…
Oui, mais la lettre a été postée à Londres. Et comment un malfrat marseillais serait-il au courant des quatre meurtres en question ?
Le Vieux doit avoir raison : elle est plus élaborée que ça, l'affaire du Pompon Rouge. Plus vicieuse.
— On casse une croûte ? demande Pinaud après que j'eusse éteint le poste.
— Pas faim.
J'inventorie le petit réfrigérateur installé dans la chambre. Je sors tout ce qu'il contient d'alcoolisé : champagne, digestifs, apéritifs.
— Je vais essayer de dormir après avoir pris quelque somnifères, dis-je.
Mais Pinaud ne l'entend pas de cette oreille.
— Écoute, mon garçon. Murmure-t-il, je réalise très bien ton état d'âme. Ce que tu viens d'entendre, joint à ce que tu pensais déjà, te crée un cas de conscience. Moi, je vais te dire une chose : le lascar sur qui j'ai tiré allait te tuer, je te le jure sur notre amitié. Et toute cette bande s'apprêtait à commettre du vilain. Évidemment, leur jeunesse nous bouleverse. Seulement, dans la vie, il faut choisir : laisser se développer le crime ou s'interposer dans la mesure du possible. Tout le monde trouve normal qu'on lutte contre des microbes, non ?