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La soirée était belle et chaude, mais avec les ombres de la nuit, venait une fraîcheur qui invitait au repos.

Fatigué par une journée de chasse, Alphonse prit congé de sa famille, embrassa tendrement Lucrèce qui demeurait encore chez son père, puis, accompagné de deux écuyers, se mit d’un pas nonchalant en route vers son logis.

Les trois hommes sortirent par la porte située sous la loggia des Bénédictions et s’avancèrent sur la place Saint-Pierre sans accorder d’attention aux nombreux mendiants, pèlerins et badauds qui, comme chaque soir, l’encombraient, certains s’installant même sur les marches de la basilique pour dormir plus saintement.

Or, à peine le prince et ses serviteurs avaient-ils fait quelques pas qu’un cri jaillit :

— Tue ! Tue !…

Une troupe de dormeurs s’éveilla et bondit, l’épée haute. En un clin d’œil les trois hommes furent entourés.

— Qui voulez-vous tuer ? demanda Alphonse, méprisant. Si c’est moi, je vous préviens que vous aurez du mal.

Dégainant rapidement, il tomba en garde et engagea le fer avec vigueur, courageusement secondé par ses écuyers. Mais la partie était inégale. Au bout de quelques instants, alors que les vrais pèlerins, épouvantés, appelaient à l’aide une garde qui semblait curieusement sourde, Alphonse tomba percé de plusieurs coups.

Ce que voyant, l’un des écuyers, abandonnant son adversaire, se précipita pour tirer son corps à l’abri d’une colonne tandis que le second, qui se nommait Albanese, ferraillait désespérément contre la meute pour couvrir leur retraite.

La garde apparut enfin. Les pèlerins avaient mené un tel tapage qu’il était impossible de les ignorer plus longtemps sans risquer l’émeute. Les flammes des torches balayèrent la place obscure. On emporta le blessé et, quelques instants plus tard, Lucrèce recevait, dans le salon où elle s’était attardée à bavarder avec Sancia, le corps sanglant de son époux.

Elle se jeta sur lui avec un affreux cri de douleur :

— -Alfonso mio… Mon Dieu… Ils me l’ont tué.

— Il respire encore, Madame, dit le capitaine des gardes. Il n’est peut-être pas trop tard…

— Qu’on l’emporte dans ma chambre, ordonna le pape qui accourait au bruit. Que l’on appelle mon médecin. Allons… vite… faites vite !

Il était aussi épouvanté que sa fille, davantage peut-être, car cette scène lui en rappelait une autre, aussi douloureuse, qu’il avait subie au lugubre matin où lui avait été rapporté le corps sans vie de Juan, son aîné bien-aimé. Et ce fut avec une horreur désespérée qu’il entendit le moribond murmurer entre deux sanglots de sa femme :

— César… c’était lui… je l’ai reconnu…

On l’emporta avec mille soins tandis que les tapis précieux buvaient le sang dégouttant encore de ses blessures.

Quand, à l’aube, Rome apprit la nouvelle, la personnalité de l’assassin ne fit de doute pour personne… mais personne n’osa le dire. Le blessé avait été transporté dans l’une des chambres récemment achevées des appartements Borgia. Lucrèce, brûlante de fièvre mais pâle et résolue, le veillait nuit et jour, relayée uniquement par Sancia, la seule en qui elle eût confiance.

Les deux femmes dormaient sur des lits improvisés, dans la chambre même du blessé. Elles le soignaient et préparaient elles-mêmes sa nourriture sur un petit réchaud par crainte du poison.

Pourtant, elles avaient peur. Une peur atroce, mêlée de chagrin et d’horreur.

— César n’aime pas manquer son coup, disait Sancia. Il cherchera à recommencer.

— Alors il faudra qu’il me passe sur le corps car je défendrai mon époux ! affirmait Lucrèce, farouche. Mais je ne crois pas qu’il oserait l’arracher de mes bras.

Elle ignorait encore les paroles, ironiques et menaçantes tout à la fois, articulées par César en apprenant que sa victime vivait encore.

« Ce qui ne s’est pas fait à midi peut se faire le soir… »

Pourtant, il ne bougeait pas. Les jours passaient. Alphonse, lentement, très lentement, reprenait des forces. La jeunesse peut accomplir des miracles, et il fut bientôt évident pour son entourage qu’il allait guérir.

Oubliant peu à peu ses craintes, Lucrèce en venait à penser que César, peut-être pris de remords devant la douleur de sa sœur, en était venu à de meilleurs sentiments, qu’il avait renoncé… Mais vint le soir du 18 août…

Alphonse reposait sur son lit, entouré de Sancia, qui jouait de la guitare, et de Lucrèce qui, tout contre lui, chantait à mi-voix. Il avait fait très chaud toute la journée et un orage s’annonçait vers les monts Albains, où de grands éclairs blancs et silencieux rayaient la nuit.

Tout à coup, la porte de la chambre s’ouvrit, livrant passage à deux sombres silhouettes qui s’arrêtèrent un instant sur le seuil, contemplant le tableau intime.

Avec un cri d’angoisse, Sancia se levait, lâchait sa guitare. Malgré la demi-obscurité, elle avait parfaitement reconnu César et Micheletto. À son tour, Lucrèce glissait du lit.

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle durement, s’efforçant de maîtriser la terreur que lui causait le sourire cruel de son frère.

— Sortez ! ordonna Borgia sans élever la voix.

— Il n’en est pas question ! Tu ne me feras pas sortir de cette chambre. J’y suis chez moi !

— Oh, mais si, ma chère sœur, tu sortiras ! Et toi aussi, Sancia ! Tu as entendu, Micheletto ? Ces dames doivent sortir… Je vais t’aider.

Malgré leurs cris et leur défense désespérée, les deux jeunes femmes, d’ailleurs fatiguées par leur longue claustration, furent empoignées et jetées hors de la pièce dont César referma la porte.

— Au secours ! hurlait Lucrèce, désespérée. Il veut le tuer… Il veut tuer mon époux…

Plus forte, Sancia récupérait déjà.

— Courons chez le Saint-Père ! s’écria-t-elle. Vite ! Lui seul peut le sauver.

Rassemblant leurs jupes, elles partirent en courant, revinrent très peu de temps après, escortées d’hommes d’armes et de dignitaires du Vatican précédant le pape lui-même.

Mais quand on pénétra dans la chambre, dont la porte était demeurée entrouverte, il n’y avait plus personne. La somptueuse pièce qui portait le nom de chambre des Sibylles était vide… à l’exception du cadavre d’Alphonse qui gisait en travers du lit, défiguré par l’agonie.

Miguel Corella venait de l’étrangler au moyen d’une cordelette…

Alors, Lucrèce eut un soupir et glissa, sans connaissance, sur les dalles de marbre noir, au pied même de la robe blanche d’Alexandre VI.

VIII

« Aut Caesar, aut nihil{6}… »

Le 18 août, à la nuit close, le corps d’Alphonse d’Aragon, duc de Bisceglia, était porté en terre presque secrètement : vingt serviteurs armés de torches dont les flammes éclairaient sinistrement l’obscurité, une poignée de religieux entourant François Borgia, archevêque de Cosenza. Rien d’autre : ni sœur ni épouse, car Sancia comme Lucrèce avaient été enfermées par ordre de César dans leurs appartements où elles avaient tout loisir de pleurer en écoutant tinter le glas de la petite église Santa Maria delle Febbri{7}, où Alphonse allait dormir son dernier sommeil.

La douleur de Lucrèce semblait inapaisable et le pape, atterré, regardait avec angoisse cette créature inconnue, cette veuve farouche dont le visage pâle, lavé par les larmes, se montrait nu et tragique sous des voiles noirs qu’aucun bijou ne venait adoucir.