Ce fut cette femme-là que rencontra César quand, deux jours après le meurtre, il osa venir jusqu’à la chambre de Lucrèce sous la protection de cent estafiers, car la version officielle du crime voulait que le Valentinois n’eût fait que se défendre d’un complot dirigé contre sa vie. Statue de la douleur muette, celle que l’on appellerait un temps « la tragique duchesse de Bisceglia » n’offrit à son frère ni une parole, ni même un regard, et César repartit avec ses soldats sans avoir pu attirer, ne fût-ce qu’une seconde, son attention.
Furieux, il alla en rendre compte à son père, mais Alexandre VI n’avait pas la conscience assez en repos pour intervenir. Lucrèce avait eu pour lui un regard si glacial, si indifférent, lorsqu’il avait tenté de lui offrir des consolations, à vrai dire assez dérisoires, qu’il se sentait à présent mal à l’aise vis-à-vis d’elle. C’était tout juste s’il reconnaissait sa fille chérie.
Bientôt, d’ailleurs, cette attitude hostile et désespérée indisposa le pontife. Lucrèce était un vivant reproche et il n’aimait pas les reproches.
« Jadis, écrivit alors l’ambassadeur de Venise, Madame Lucrèce, qui est sage et aimable, avait les bonnes grâces du pape, mais à présent il n’aime plus autant sa fille… » Et c’était vrai : au bout de quelques jours, Alexandre ne pouvait plus endurer sa présence. Il lui accorda la « permission » de se retirer dans celle de ses terres qui lui conviendrait.
Avec une sorte de soulagement, la jeune femme saisit la balle au bond et le 30 août, escortée de trois cents cavaliers, elle quittait Rome pour sa forteresse de Nepi, en pays étrusque.
Elle était satisfaite de partir, de n’être plus obligée de voir son père, son frère, ou même Rome, qui lui faisaient horreur. Seule, la vue du petit Rodrigue, son fils, qu’elle emmenait, réussissait à l’apaiser un peu. Elle haïssait César pour tout le mal qu’il lui avait fait, elle détestait son père pour n’avoir pas su protéger Alphonse. Il était déjà bien suffisant d’avoir à se supporter elle-même, car elle s’en voulait de sa faiblesse, de sa lâcheté de femme incapable de trouver dans sa douleur assez de force pour venger son amour, pour frapper à son tour. Elle avait choisi la fuite… et avec quel empressement !
Elle aimait Nepi, où elle avait été heureuse au bruit chantant du ruisseau de la vallée et dans les hautes pièces claires décorées de fleurs peintes à fresque. Elle y retrouvait le souvenir des heures douces vécues naguère avec son bien-aimé Alphonse et pouvait y oublier les nuits sanglantes de Rome, le vacarme étouffé des banquets et des chansons bachiques. Là, elle avait le droit d’être seulement une veuve douloureuse.
À Rome, pendant ce temps, César se préparait à dévorer l’artichaut Italie feuille à feuille. La Ville éternelle résonnait du fracas des armes et des rumeurs de guerre car, seul maître à présent de l’esprit du pontife, César allait enfin régner.
Il attirait à lui les meilleurs capitaines des meilleures maisons : Orsini et Savelli, de Rome, Baglioni, de Pérouse, Vitelli, de Cita di Castello, tous accouraient pour avoir part au butin, qui promettait d’être abondant. Certaines villes même, comme Cesena, faisaient leur soumission avant même d’avoir été attaquées.
Tout ce monde se mit en branle. On arracha Pesaro à Jean Sforza, le premier mari de Lucrèce, Faenza au jeune et charmant Astorre Manfredi, qui allait connaître une mort cruelle dans les caves du château Saint-Ange.
Chaque jour voyait l’armée de César plus forte, sa puissance plus insolente. Oubliant Charlotte, son épouse demeurée en France, il vivait ouvertement avec une belle Milanaise, Bianca Lucia Stanga, qui le suivait depuis la conquête de sa ville par les Français, mais cela ne l’empêchait pas d’enlever au passage les femmes qui avaient le malheur de lui plaire : ainsi d’une fille d’honneur de la duchesse d’Urbino, la belle Dorotea, fiancée au capitaine vénitien Gian-Battista Carracciolo. Alors qu’elle rejoignait son fiancé pour de joyeuses noces, la jeune fille avait été enlevée par ordre de César, jetée dans son lit afin d’y subir sa loi…
Cette fois cependant, l’affaire fit du bruit. Le Sénat de Venise tonna, réclamant le châtiment du coupable. Le roi de France protesta par la voie de ses ambassadeurs, Louis de Villeneuve et Yves d’Alègre. Carracciolo menaça d’abandonner le service de Venise pour se faire justice et César, baissant pavillon, plaida non coupable, rejetant l’affaire sur l’un de ses capitaines, Diego Ramirez, que l’on fit opportunément disparaître. Déjà, sur les terres italiennes, le nom de Borgia s’inscrivait en grandes lettres de sang et d’horreur. Mais César s’entendait à choisir ses hommes et leur valeur le faisait provisoirement invincible. Il avait même attiré à lui un homme étrange, le plus grand des peintres, doublé d’un étonnant ingénieur, et qui avait servi longtemps la gloire de Ludovic le More, le puissant duc de Milan. Mais s’il observait son nouveau maître avec la patience et la curiosité d’un entomologiste en face d’un insecte rare, Léonard de Vinci ne parvenait pas à s’attacher réellement à ce conquistador à l’espagnole dont les violences le choquaient.
Un soir, l’armée arriva devant Nepi et, escaladant le sentier du château au galop de son cheval noir, César vint y frapper, demandant pour lui et les siens l’hospitalité d’une nuit. Lucrèce n’avait pas la possibilité de refuser. Il lui fallait ouvrir sa porte, quelque répugnance qu’elle en eût.
Ce fut dans la grande salle du château qu’ils se retrouvèrent face à face, le meurtrier et la veuve de l’assassiné. Le premier contact fut glacial. César retrouvait la femme aux voiles noirs qui l’avait tant exaspéré et Lucrèce, de ses grands yeux bleus délavés par les larmes, observait son frère avec une crainte mêlée de répulsion. Était-ce bien le César d’autrefois, cet homme vêtu de noir de la tête aux pieds, masqué de noir pour cacher les boursouflures de son visage que l’on apercevait tout de même entre les bords de velours et la barbe soigneusement taillée{8} ? Il apparaissait ainsi plus sinistre encore que dans ses pires souvenirs. Pourtant, devant ce visage qui n’osait pas se montrer, la jeune femme éprouva une bizarre pitié.
Après les salutations d’usage, ils allèrent ensemble prendre place à la longue table servie comme par enchantement avec ce faste qui était le signe distinctif des Borgia. Lucrèce ne toucha qu’à peine aux plats mais César dévora un moment en silence.
Ce fut seulement quand sa faim, creusée par la chevauchée, se fut un peu apaisée qu’il entama la conversation. Le moment était venu pour lui d’aborder le but de sa visite car, en détournant son armée jusqu’à Nepi, le Valentinois avait une idée derrière la tête.
— Mes soldats vous seront reconnaissants autant que je le suis moi-même, ma sœur, de cette belle hospitalité que vous leur donnez. Vous êtes, semble-t-il, fort bien logée ici… Le château est beau, commode, bien orné, et je comprends que vous vous y plaisiez. Parce que vous vous y plaisez, n’est-ce pas ?
— Beaucoup.
— Au point… de ne pas souhaiter le quitter ?
Les doigts de Lucrèce serrèrent un peu plus fort la coupe d’or qu’elle s’apprêtait à porter à ses lèvres.
— Comment l’entendez-vous ?
— Mon Dieu… le plus simplement du monde. Vous êtes seule ici, loin de Rome à qui vous manquez. Notre père prend chaque jour de l’âge. Il s’ennuie… et vous regrette.
— Il a tort, car je ne suis pas d’une compagnie bien récréative. Vous en savez la raison, j’imagine… mon frère.
Le mot eut du mal à passer, mais César ignora délibérément l’intention.
— Il est votre père, et il vous aime profondément, Lucrèce. Son rêve le plus cher est de vous voir heureuse.
— Heureuse ? Ne l’étais-je pas quand…