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Par les trous du masque, le regard noir de César lança un éclair.

— La fille d’Alexandre ne saurait être heureuse dans un bonheur égoïste où la gloire de la famille n’a rien à voir. Et moi, César, je suis venu vous dire ceci : vous avez vingt ans, Lucrèce. Vous êtes belle, et vous avez autre chose à faire de votre vie que l’ensevelir sous des voiles de crêpe au fond d’une forteresse provinciale. Il faut revenir à Rome où l’on vous attend… et vous remarier.

La jeune veuve se releva si brusquement que son siège tomba à terre avec fracas.

— Me remarier ! Êtes-vous fou, mon frère ? Vous venez me proposer un nouvel époux si peu de temps après que mon pauvre Alphonse…

— Votre pauvre Alphonse était un jeune sot, un couard, qui avait déjà pris la fuite une fois et qui l’aurait prise à nouveau, vous plantant là sans plus de cérémonie si on lui en avait laissé le temps.

— Que ne l’avez-vous laissé fuir, alors ?

— Voulez-vous me dire quel avantage nous en aurions retiré ? Une veuve se remarie… pas une femme séparée. Or, je l’ai déjà dit, il faut vous remarier.

Lucrèce eut un petit sourire sans gaieté :

— Je jurerais que vous avez déjà un candidat… ou plusieurs… Je commence à bien vous connaître.

— -Il y en a plusieurs, en effet. Le plus intéressant serait le propre cousin du roi de France, mon ami Louis de Ligny, un grand capitaine et…

— N’allez pas plus loin. D’ores et déjà, je dis : non. À aucun prix je n’habiterai la France. Je veux rester en Italie… et puis, je vous en prie, ne me parlez plus de mariage. Pas maintenant. C’est… beaucoup trop tôt.

— Comme vous voudrez. Pensez tout de même que l’hiver approche, qu’il est souvent rude par ici et que ce château, si agréable soit-il aux beaux jours, est bien moins confortable que votre palais romain. Il faut songer à votre santé… à celle de votre fils. Croyez-moi : revenez.

César repartit dès l’aube, emmenant avec lui sa troupe bruyante, après le passage de laquelle Nepi retomba dans le silence. Un silence que Lucrèce, peu à peu, trouva pesant. Après tout, cette armée d’hommes, même s’ils traînaient la mort après eux, représentait la jeunesse et la vie… et Lucrèce n’avait que vingt ans, comme César l’avait si bien fait remarquer. Elle avait trop aimé le bal, les arts, les toilettes et l’insouciance pour se condamner sans appel à la vie austère d’une veuve vouée uniquement à l’éducation d’un fils. Sans appel et surtout sans regrets…

Demeurée en face d’elle-même, Lucrèce s’aperçut que son horreur de César avait un peu fondu et, tout à coup, elle se retrouva plus Borgia que Bisceglia et puisque, après tout, plus rien ne pouvait ramener Alphonse à la vie, elle en vint à penser que le mieux était de s’en remettre au destin. Aussi, quand vinrent les premiers froids de l’automne, la fille du pape reprit-elle, non sans un secret soulagement, le chemin de Rome et de sa vie normale.

Alexandre VI retrouva sa fille avec joie. Il avait été heureux de la voir partir mais il était plus heureux encore de la voir revenir. Le langage qu’il lui tint ressembla beaucoup à celui de César : elle avait toute sa vie devant elle et tous les espoirs lui demeuraient permis.

Mais quand il parla d’un nouveau prétendant, en l’occurrence Francesco Orsini, duc de Gravina, Lucrèce refusa net, sans vouloir entendre la plus petite plaidoirie.

— Pourquoi refuses-tu sans savoir ? demanda le pape, surpris.

— Parce que jusqu’à présent, mes maris sont toujours trop mal tombés, mon père… Je ne veux plus me remarier.

Pourtant, un autre nom allait bientôt être prononcé, accolé à celui de Lucrèce, et cette fois, la jeune femme s’accorderait le temps de la réflexion : celui de l’héritier de Ferrare, Alphonse d’Este, fils aîné du duc Hercule, le plus beau parti d’Italie, la maison la plus puissante.

Si puissante même qu’en temps normal, la superbe famille d’Este eût accueilli avec un sourire de mépris l’idée d’une alliance avec une femme d’aussi petite maison que les Borgia et repoussé avec horreur une créature jouissant de la détestable réputation de Lucrèce.

Mais les conquêtes de César avaient bouleversé l’échiquier italien, et singulièrement la conquête de Faenza, qui en avait fait un proche voisin. En outre, les Este, traditionnellement alliés de la France, ne pouvaient demeurer insensibles au fait que le Valentinois bénéficiait d’une certaine faveur à la cour de Louis XII et que son mariage avait rehaussé l’éclat de son nom. Aussi quand, en février 1501, le cardinal de Modène, Jean-Baptiste Ferrari, écrivit au duc Hercule pour proposer discrètement la main de Lucrèce, n’essuya-t-il pas le refus indigné qui eût été normal.

Il ne souleva pas non plus l’enthousiasme. Les Este étaient alliés aussi bien à la maison d’Aragon qu’aux Sforza, et pour eux, le pape Alexandre ou le Diable, c’était à peu près la même chose. La plus acharnée était incontestablement la marquise de Mantoue, la hautaine Isabelle d’Este, fille d’Hercule et sœur de la charmante Béatrice, défunte épouse de Ludovic le More. Arbitre des élégances et des arts dans toute l’Italie, la grande Isabelle, qui connaissait par le menu toutes les histoires les plus infamantes concernant les Borgia, frémit quand elle apprit qu’il était question de faire de Lucrèce sa belle-sœur.

Mais le duc Hercule était un sage et habile politique, ne dédaignant pas d’ailleurs les avantages matériels. Or ces damnés Borgia étaient riches, fabuleusement riches même, et le fameux César en passe de devenir l’un des princes les plus puissants d’Europe pour peu que Dieu, ou le Diable, prêtât vie encore longtemps au pape Alexandre, qui semblait d’ailleurs bâti à chaux et à sable. Les ambassadeurs de Ferrare – et plus encore ses espions – entrèrent en campagne pour démêler ce qu’il y avait de vrai dans la légende noire des Borgia et s’assurer si Lucrèce était véritablement la prostituée assoiffée de sang que l’on dépeignait si aisément.

De son côté, la jeune femme se prit à rêver de ce troisième mariage comme le navire malmené par la tempête rêve des eaux calmes d’un port sûr. Ferrare, puissante, solide, à peu près imprenable, pouvait lui être ce port. L’antique et noble maison d’Este absorberait Lucrèce Borgia, dont on oublierait avec le temps les étranges mariages. Enfin, devenue l’épouse d’Alphonse d’Este, elle échapperait à jamais à l’emprise de César. Elle cesserait d’être sa chose obéissante et soumise.

D’ailleurs, celui-ci voyait d’un bon œil ce mariage, qui consoliderait ses conquêtes romagnoles et, pour le faire aboutir plus vite, il commença à échanger civilités et présents avec les fils d’Hercule, notamment le cardinal Hippolyte, qui offrait bien des similitudes avec ce qu’il avait été lui-même au temps où il était d’Église.

Durant des mois, les tractations se poursuivirent, lentes, acharnées. Hercule avait les dents longues et, pour mettre la main de son fils dans celle de Lucrèce, formulait de singulières exigences : dot de 200 000 ducats, exemption pour Ferrare du tribut payé à l’Église, cession de villes importantes, etc., une dot d’impératrice devant le montant de laquelle Alexandre regimbait… Pendant ce temps, Lucrèce rêvait sur le portrait de l’homme qu’on lui proposait.

Alphonse d’Este, déjà veuf d’une Sforza, avait vingt-quatre ans. Il était taillé en force, l’œil vif, le cheveu et la barbe bruns, sévère, mais plutôt séduisant. Il n’avait rien du poète, lui. C’était un homme de guerre, dont les seules passions, en dehors des femmes dont il faisait une belle consommation, étaient sa fonderie de canons et ses chevaux, car Ferrare possédait peut-être les plus fameuses écuries d’Europe. Et à considérer ce visage impassible, Lucrèce se prenait à s’inquiéter : lui plairait-elle ? On le disait surtout friand de beautés plantureuses. Elle était mince, frêle, un bibelot plutôt qu’une statue.