Depuis qu’Alfonso de Borja de Torreta, cardinal de Valence, avait coiffé la tiare sous le nom de Calixte III, il n’avait eu au monde que deux passions : la croisade qu’il voulait lever contre le Turc implanté (depuis 1453) dans Constantinople écrasée, et l’amour qu’il vouait à ses neveux, fils de sa sœur Isabelle.
De l’aîné, Pedro-Luis, il avait voulu faire un soldat et lui en avait donné tous les moyens : capitaine du château Saint-Ange, préfet de Rome, gonfalonier de l’Église, seigneur de Terni, de Spolète, d’Orvieto, Pedro-Luis pouvait être un chef…
À Rodrigue, le prélat avait réservé les dignités ecclésiastiques. À dix-sept ans, il l’avait fait, venir de sa petite ville natale de Jativa, en Espagne, près de Valence, pour lui faire donner une éducation juridique. Puis, devenu pape, il avait fait pleuvoir sur lui les honneurs : à vingt-quatre ans, Rodrigue devenait cardinal, au titre de Saint-Nicolas-in-Carcere, puis vice-chancelier. Autrement dit, on l’avait revêtu de la plus éminente dignité après celle du pape, dont il était « l’œil droit ».
Intelligent, fin diplomate, doué d’une voix envoûtante et d’un réel talent oratoire, Rodrigue n’avait pas déçu Calixte. Mais Pedro-Luis, soudard sans finesse, ne tarda pas à se faire haïr par ses brutalités et ses exactions. Aussi, à peine le peuple de Rome avait-il appris la maladie du pape qu’il s’était lancé à « la chasse aux Catalans{1} », traquant tous les serviteurs et amis des Borgia, saccageant leurs demeures et leurs palais. La puissante faction des Orsini, ennemie jurée de celle des Colonna avec qui elle se partageait les rues et les nuits de Rome, menait l’assaut et, pour le moment, elle avait le dessus.
À trois heures du matin, ce même 6 août 1458, Rodrigue, aidé par son ami, le cardinal vénitien Barbo, qui lui avait fourni une escorte Colonna, réussit à faire sortir de Rome Pedro-Luis et l’accompagna jusqu’à mi-chemin d’Ostie, où l’aîné des Borgia espérait retrouver une galère chargée de ses biens les plus précieux. Puis il l’abandonna à son sort pour revenir courageusement dans Rome. Ce fut pour trouver Calixte mort et dans l’état que l’on sait.
Rodrigue savait bien qu’il risquait sa vie, que la première bande de pillards venue pouvait le reconnaître et le massacrer. Mais il savait aussi qu’aucune force humaine ne lui ferait quitter cette ville où il avait été le second personnage, où il avait presque régné, où il espérait régner encore. Qu’il s’enfuie comme Pedro-Luis et c’en serait fait de l’œuvre de Calixte et de l’implantation victorieuse des Borgia sur la terre italienne…
Suspendues au-dessus du trône pontifical, les armes du défunt pontife brillaient doucement sous la lumière incertaine des cierges. Taureau d’or sur champ de gueules ! Et Rodrigue pensa que jamais elles ne lui avaient mieux convenu. Le taureau ne cesse le combat que lorsque la dernière goutte de son sang a coulé sur le sable… Ainsi en allait-il pour lui.
Jusqu’au jour, Rodrigue demeura dans Saint-Pierre. Depuis trois ans qu’il habitait Rome, il avait appris à la connaître. Il savait que la ville, saoule de sang et de vin, s’endormirait avec le lever du soleil. Ceux qui auraient encore les idées claires se terreraient chez eux, par crainte de la peste et de la malaria que les chaleurs ramenaient chaque été. Dans la nuit, le reflet d’un bûcher avait incendié les vitraux de l’église. Tout à l’heure Borgia aurait le champ libre, pourrait rejoindre le palais Colonna et y attendre la fin de la crise. Dès la nuit prochaine, les Romains ne penseraient plus qu’à élire un nouveau pape.
Tout se passa comme il l’avait prévu. Rodrigue Borgia s’en tira avec une demeure dévastée. Quelques jours plus tard, à son rang de vice-chancelier, il entrait au conclave chargé d’élire le nouveau pontife comme si rien ne s’était passé. Plus encore : ce fut lui qui y fit la loi. Il lui suffit pour cela d’évoquer la mort solitaire de Calixte aux prises avec tous les démons du désespoir et de sa terreur pour la Chrétienté menacée par les Turcs. Le danger, en effet, se rapprochait car, deux mois auparavant, les armées de Mahomet II avaient pris Athènes.
L’homme que l’on élut était l’un de ses amis et ce fut Rodrigue qui organisa son succès. C’était un humaniste de cinquante-trois ans, mais qui, chauve, pâle et débile, en paraissait soixante-dix : Enéas-Sylvius Piccolomini, cardinal de Sienne, qui prit le nom de Pie II.
Reconnaissant, le nouveau pape confirma Rodrigue dans ses fonctions, ses biens et prérogatives et le chargea de présider le congrès de Mantoue qu’il organisait pour réveiller l’esprit de croisade car, en montant au trône de Pierre, Pie II adopta aussitôt les vues de son prédécesseur : il fallait faire quelque chose pour sauver l’Italie de la menace ottomane.
Le temps d’enterrer dignement son frère, et Rodrigue partait pour Mantoue. Pedro-Luis, en effet, était mort misérablement dans la citadelle de Civitavecchia où il avait trouvé un refuge solitaire après avoir été abandonné par ceux que Rodrigue et Barbo avaient chargés de le garder et s’être aperçu que sa fameuse galère, chargée d’or et d’argent, avait disparu sans lui du port d’Ostie. Rodrigue le pleura car il l’aimait beaucoup, mais, dès lors seul soutien de la fortune des Borgia, estima que les choses s’en trouveraient simplifiées.
Ce concile de Mantoue allait marquer une date importante dans sa vie privée, car il devait y rencontrer celle dont les flancs généreux lui donneraient les enfants qu’il allait aimer au-delà de lui-même : Juan, César, Lucrèce et Joffré…
Elle se nommait Giovanna, dite Vannozza Cattanei. Elle était fille de bons bourgeois mantouans et, bien que très jeune encore – à peine quatorze ans –, était déjà extrêmement belle, d’une beauté forte, sensuelle et qui, bientôt, deviendrait opulente donc en tout point conforme aux goûts du vice-chancelier.
Les femmes, en effet, jouaient un rôle très important dans la vie du jeune homme. La puberté avait marqué chez lui une explosion d’appétits violents qu’il lui fallait contenter à tout prix. Il adorait les femmes, toutes les femmes ou presque, et comme il les attirait aussi facilement que l’aimant attire la limaille de fer, il avait déjà, à vingt-sept ans, un tableau de chasse des plus impressionnants.
Cette belle Vannozza qui lui plaisait tant, il ne put cependant l’avoir à sa merci. Elle était trop jeune encore et les parents, qui souhaitaient la marier richement, faisaient bonne garde. Force lui fut de quitter Mantoue en se contentant des promesses d’une enfant éblouie, qui jurait de n’être jamais qu’à lui…
Il s’en consola, au cours d’un rapide voyage en Espagne, en faisant un enfant à une jeune fille de Jativa, sa ville natale. Cet enfant reçut le prénom de Pedro-Luis en souvenir du mort de Civitavecchia et ne devait jamais quitter l’Espagne, ce qui n’empêcha pas son père de s’occuper activement de son avenir. Ce n’était d’ailleurs pas le seul enfant que Rodrigue devait avoir car, en dehors des quatre plus célèbres, on lui connaît officiellement deux filles, Jeronima et Isabelle, qui figurèrent par la suite dans la bonne société romaine.
En juin 1460, Rodrigue était à Sienne, en mission une fois de plus, car son rôle de vice-chancelier se doublait de celui de légat perpétuel et il était en quelque sorte le commis voyageur de la papauté grâce à ses talents de diplomate. Mais sa façon de comprendre la majesté obligatoire d’une mission pontificale avait de quoi laisser rêveurs ses contemporains. C’est ainsi que Sienne retentit si fort de ses plaisirs et « esbattements » joyeusement partagés avec un collègue du Sacré Collège, le cardinal de Rohan, que Pie II en eut vent et s’en indigna. Des bains de Petriolo, où il soignait une santé passablement chancelante, le pontife adressa au volcanique Borgia une lettre demeurée célèbre :