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Cependant, malgré cette chaleur ou à cause d’elle, on s’activait fort dans les appartements de la duchesse. Les servantes sortaient les toilettes, emplissaient les coffres de voyage, emballaient les objets usuels et familiers sans lesquels une grande dame de la Renaissance ne pouvait envisager de demeurer une seule journée : bijoux, instruments de musique, livres, etc. Dès que ce déménagement serait achevé, on partirait chercher la fraîcheur à Belriguardo, le domaine ombreux qui était la résidence d’été habituelle de la duchesse. Il y avait en effet urgence : enceinte de six mois, la noble dame avait le plus grand besoin de respirer l’air pur de la campagne.

Pas très grande et de constitution fragile, mais ravissante avec l’abondante chevelure couleur d’or qui était à la fois sa parure et son supplice, celle-ci n’avait jamais aimé Ferrare où elle était arrivée trois ans plus tôt, à contrecœur, pour un mariage avec un homme qui ne la désirait pas et ne l’avait épousée que par politique et parce qu’elle était la fille de l’autoritaire et tout-puissant pape Alexandre VI.

Depuis longtemps déjà, elle avait appris qu’il n’était pas facile de s’appeler Lucrèce Borgia et gardait trop d’intelligence et de finesse pour ne pas ressentir cruellement la méfiance et la crainte que soulevaient autour d’eux son père et surtout César, son terrible frère, dont on disait qu’il avait, par jalousie et par amour pour elle, assassiné Jean, leur frère commun.

Pourtant, depuis qu’elle avait épousé Alphonse d’Este, héritier de Ferrare, Lucrèce avait réussi à vaincre bien des préjugés. Elle avait su se faire apprécier de sa belle-famille par sa douceur et sa gentillesse, de son mari par sa grâce et son charme, de ses sujets par sa générosité intarissable. Nombreux même étaient ceux qui, outre le respect et l’admiration, lui vouaient un sincère et romantique amour. Enfin, depuis six mois, depuis la mort du vieux duc Hercule Ier, elle était duchesse régnante. Rien, normalement n’aurait dû manquer à sa paix intérieure et à son bonheur relatif d’épouse par raison d’État. Et en toute honnêteté, une heure plus tôt, elle pensait encore que désormais tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes en ce qui la concernait. Une heure plus tôt. Juste avant qu’Angela vînt lui avouer qu’elle était enceinte, elle aussi. Angela, qui maintenant sanglotait à ses pieds sur un coussin de velours, Angela sa cousine, une Borgia comme elle, la seule fille d’honneur de sang espagnol qu’elle ait eu le droit de conserver auprès d’elle.

Au fond, en considérant les cheveux d’or roux et la peau ambrée de cette superbe fille agenouillée devant elle, Lucrèce se disait qu’elle s’était toujours attendue, obscurément, à des ennuis de ce côté-là. À dix-huit ans, Angela ne comptait plus ses conquêtes. Avec ses larges yeux d’azur candide et son corps pulpeux, elle attirait les hommes comme le miel attire les mouches. Avec cela, tendre et violente, langoureuse et primesautière, écervelée et profondément sensuelle, Angela prenait plaisir à ces jeux dangereux et proclamait ses amours avec une inquiétante impudence, pour ne pas dire impudeur. Une créature redoutablement séduisante, tout en contrastes et qui s’entendait à déchaîner les passions.

Lucrèce n’avait pas eu besoin de chercher bien loin pour trouver le complice d’Angela.

— Naturellement, c’est don Jules ?

— C’est lui, Madona ! Je l’aime autant qu’il m’aime, et puisque je suis à lui, il me semble que le mieux serait…

— Qu’il t’épousât ? Naturellement, mais tu sais aussi bien que moi que ce n’est pas si facile… sinon tu ne pleurerais pas, n’est-il pas vrai ?

— Oui, c’est vrai, mais je ne vois pas pourquoi. Parce que le duc Alphonse pense qu’il doit entrer dans l’Église ? Eh bien il n’y entrera pas, voilà tout. Et s’il est du sang d’Este, je suis, moi, une Borgia ; ceci vaut bien cela. D’autant plus qu’il est un bâtard !

La duchesse ne répondit pas tout de suite. Accoudée à son fauteuil, le menton appuyé sur sa main couverte de bagues, elle réfléchissait. Il y avait des mois qu’elle était au courant de la romance née entre Angela et le plus jeune de ses beaux-frères, le beau don Jules, fils bâtard du défunt duc Hercule et d’Isabelle Arduino, une belle Napolitaine qui avait été l’une des filles d’honneur de sa femme. Mais que Jules soit bâtard ne signifiait rien. Il avait été élevé à la cour, comme les princes légitimes, avec eux et par la duchesse Éléonore, et parmi ses quatre frères, aucun n’aurait eu l’idée de lui reprocher sa bâtardise. Il était un Este, un point c’est tout…

Le malheur était que le plus beau, il était aussi le moins intelligent. Vaniteux, fier de sa beauté jusqu’à en être insupportable, il n’avait ni la puissance intellectuelle et physique du duc Alphonse, son aîné, ni la valeur militaire de Ferrante, le cadet, ni la tête politique du cardinal Hippolyte, ni la gentillesse de Sigismond, le dernier. C’étaient, en général, des fauves que ces princes d’Este, mais Jules ressemblait davantage à un paon qu’à un tigre…

Au bout d’un moment, Lucrèce poussa un profond soupir :

— Je parlerai à mon seigneur, Angela mia, mais je doute qu’il accepte de changer ses plans concernant Jules. Outre qu’il ne tient aucun compte de sa naissance irrégulière, il ne souhaite pas d’autre alliance avec notre maison. Depuis la mort de mon père, depuis que César, mon frère, est captif de l’Espagne, nous avons beaucoup perdu de notre valeur et s’il n’espérait un héritier, si d’autre part… il n’était en aussi mauvais termes avec le pape Jules II, je ne suis pas certaine qu’Alphonse n’eût pas envisagé l’annulation de notre mariage.

— Allons donc ! Il vous aime…

— Il le dit, rectifia Lucrèce avec un sourire triste, mais je crains que ce sentiment ne suffise pas à le faire plier en ce qui concerne Jules. Néanmoins, je te promets d’essayer.

Un peu réconfortée, Angela se leva, s’essuya les yeux et, baisant la main de sa cousine, se disposa à quitter la pièce. Au moment où elle allait sortir, Lucrèce la rappela.

— À propos… j’espère que personne d’autre que moi n’est au courant de ton état ?

— Personne, Madona, vous le pensez bien ! Pourquoi cette question ?

— Parce qu’il pourrait être dangereux pour toi que cela se sache avant que mon époux ait décidé ce qu’il convenait de faire. En te parlant ainsi, je pense au cardinal.

Malgré sa belle assurance habituelle, Angela rougit profondément et regarda la duchesse avec une sorte d’admiration. Ainsi, elle n’ignorait pas plus cette histoire-là que son aventure avec don Jules ? Lucrèce savait qu’Hippolyte la poursuivait d’une passion acharnée et indiscrète qui paraissait grandir avec le temps… et dont, jusque-là, elle n’avait fait que rire. Devant son silence révélateur, la duchesse hocha la tête.

— J’ai entendu dire que tu t’en amusais. Prends garde à lui, Angela ! C’est un homme dangereux, impitoyable et aussi cruel qu’il est intelligent… De plus, il est bien difficile de savoir ce qu’il pense.

C’était vrai. Personne, pas même son frère le duc ne pouvait percer les sentiments du cardinal Hippolyte. Âgé alors de vingt-six ans, il portait la pourpre depuis onze ans, ayant été fait cardinal à quinze. L’éducation ecclésiastique et humaniste, plaquée sur un fond guerrier et une nature d’un intraitable orgueil, lui avait donné un aspect élégant et froid, un sourire qui arrêtait net toute familiarité et le faisait paraître à la fois distant et redoutable. Gouverner était une nécessité de sa nature mais une nécessité dédaigneuse, qu’il masquait sous une vie désordonnée, plus souvent tournée vers les femmes, la chasse et les plaisirs que vers Dieu. Cependant il avait un sens politique qui en faisait le meilleur conseiller de son frère.