De plus, il y avait l’enfant, dont la naissance était proche. Certes, il était facile de s’en débarrasser dès son entrée dans le monde en le confiant à de braves gens que l’on paierait grassement, mais il n’en serait pas moins là, et Angela commençait à s’inquiéter pour son avenir. Cette maternité ne lui ferait aucun bien et la rendrait plus difficile à caser. Or, Angela souhaitait éperdument se marier et atteindre la stabilité et la respectabilité.
Le mois de décembre était à peine entamé qu’elle promettait sa main à un puissant baron de la montagne, Alexandre Pio de Carpi, seigneur de Sassuolo, dans l’Apennin modénais. Ce n’était pas un homme excessivement beau et ses yeux n’avaient pas de quoi faire rêver une fille exaltée, mais il était riche, puissant, et de taille à garder son bien contre toute attaque. En somme, le mari idéal, d’autant qu’il était follement, éperdument, épris de la trop jolie future mère.
Bientôt Angela, tandis que Jules sur son lit de souffrances attendait en vain une lettre qui ne viendrait jamais, fut tout entière aux préparatifs de son mariage.
Alphonse d’Este avait décidé que la réconciliation de ses frères aurait lieu à Ferrare, la veille de Noël, afin que cette fête de tendresse ajoute sa douceur et sa joie à son projet de rapprochement. Il avait espéré qu’Hippolyte saurait se montrer convenablement repentant.
Mais le cardinal, revenu vingt-quatre heures plus tôt, s’était réinstallé dans son appartement sans montrer la moindre repentance. Il était toujours aussi dur, aussi arrogant et plusieurs dans l’entourage du duc fronçaient les sourcils devant une telle dureté de cœur. Certains allaient même jusqu’à prédire qu’il n’en sortirait rien de bon. Déjà, il avait été difficile d’obtenir de don Jules ce pénible pardon et la moindre des choses eût été qu’Hippolyte en montrât au moins quelque reconnaissance.
Celui qui se montra le plus indigné de cette attitude fut le second des frères d’Este, don Ferrante. Il aimait sincèrement Jules. Ils avaient été de tout temps inséparables. Et Ferrante plaignait Jules autant qu’il en voulait à Hippolyte.
— Notre frère, disait-il avec rage, paraît servir un tout autre maître que Dieu ! Il serait temps pour lui d’apprendre l’humilité et l’amour de son prochain.
Mais apparemment c’étaient là deux sentiments aussi éloignés du cardinal que la lune et les étoiles le sont de la terre.
Quand vint la veillée de Noël, la grande salle du château de Ferrare s’illumina d’une forêt de torches portées par des valets. Les flammes dansaient et communiquaient une vie nouvelle aux personnages des tapisseries. Annoncé par une sonnerie de trompettes, Jules fit son entrée au bras de Ferrante. Un profond silence l’accueillit, car le duc avait menacé des pires châtiments quiconque se permettrait une seule exclamation ou manifesterait le moindre mouvement de répulsion devant le jeune homme. Car malheureusement, il était affreux à voir.
L’œil droit n’avait plus de paupière et le gauche, démesurément enflé, formait une hideuse protubérance. Tout le visage couturé, boursouflé, était strié de profondes lignes rouges où il était impossible de reconnaître le moindre trait. Le nez était réduit à la moitié de ce qu’il était auparavant.
En voyant s’avancer vers lui ce visage si atrocement mutilé, le duc ne put retenir ses larmes. Ce fut en pleurant qu’il alla au-devant de son frère et l’embrassa, tandis que toute la cour luttait de son mieux contre l’émotion.
Seul au milieu de tous ces gens sur le point d’éclater en sanglots, le cardinal ne montra aucune émotion. Il était parfaitement à son aise, parfaitement détaché, comme si tout cela ne le concernait pas et comme si cet effrayant travail n’était pas le sien. Il se contenta de bredouiller une assez confuse harangue au cours de laquelle, fort platement, il déclara regretter « un mouvement de colère peut-être excessif »… Et rien de plus.
Cela fait, les deux frères s’embrassèrent. Ou plutôt, en firent le simulacre. Quand les bras du cardinal se refermèrent sur lui, Jules frémit des pieds à la tête. Il avait espéré un regret sincère, un mouvement de l’âme, qui n’eût peut-être rien arrangé, mais lui eût fait moins mal. Or, l’attitude désinvolte d’Hippolyte proclamait trop clairement qu’il ne regrettait aucunement son geste, bien au contraire. Dans son regard, le malheureux croyait lire une sauvage satisfaction à constater qu’il ne rencontrerait plus jamais, sur le chemin de ses amours, le trop beau visage d’antan.
Le comportement d’Hippolyte fut le coup de vent qui souffla sur la braise mal éteinte. La haine de Jules pour le cardinal se réveilla d’un coup tandis que le duc, insoucieux de ce qui se passait en lui, ordonnait de grandes fêtes pour célébrer le retour de la paix au sein de sa famille. Les fêtes étaient en vérité la dernière chose que souhaitait le blessé. En un mot comme en cent, le duc commettait là une énorme sottise… Quel homme défiguré au point d’être devenu un objet d’horreur souhaiterait se montrer sous les lumières d’un bal ?
Tandis que le château retentissait des chansons, des danses et des rires, Jules, involontaire héros de ces réjouissances, demeura enfermé chez lui, enfoui dans un fauteuil au coin de la cheminée, remuant de sombres pensées. Malgré l’épaisseur des murailles, les échos des fêtes montaient jusqu’à lui, attisant sa douleur et sa colère.
Voici peu de temps, il était encore l’ornement des bals. Il pouvait s’y mêler avec l’ardeur et la gaieté de son âge. Maintenant, il n’osait même plus se montrer.
Malgré les ordres du duc, qui avait fait ôter les glaces de ses appartements, le malheureux avait réussi à s’en procurer une, qui l’avait renseigné sur l’horreur qu’il pouvait inspirer. Il avait espéré qu’un masque vénitien pourrait le rendre supportable, mais les ravages étaient tels qu’il eût fallu couvrir tout le visage. Et Jules ne voulait pas voir les yeux se détourner de lui, les femmes pâlir à son approche.
Ces fêtes, bien sûr, attisaient sa haine contre Hippolyte, car il savait que le galant cardinal ne manquait pas de s’y montrer et d’en prendre sa large part. Et Jules affirmait qu’il pouvait reconnaître son rire parmi ceux des autres danseurs.
— Je le reconnais à ma haine, affirmait-il à son frère Ferrante qui ne le quittait guère.
Le jeune homme était devenu son confident et son soutien. L’amnistie totale, et tout de même trop facile, dont avait bénéficié Hippolyte, avait ulcéré Ferrante. Il y voyait un déni de justice, une injure sanglante faite à son frère, et pour marquer sa réprobation, il s’abstenait également de paraître à ces fêtes. Il demeurait auprès du blessé, bavardant avec lui, remâchant avec lui leurs rancunes dans le silence de l’appartement désert. Leurs griefs, chaque jour, se firent plus grands, leur besoin de vengeance plus impérieux.
Un jour, naquit entre eux l’idée de détrôner Alphonse, de tuer Hippolyte et de régner à leur place sur Ferrare. Un tyran peut se permettre d’être affreux ; la crainte remplace l’amour et d’amour, Jules ne voulait plus depuis qu’il avait appris la désertion d’Angela.
Peu à peu, la conspiration prit forme. Des complices vinrent se joindre aux deux frères, entre autres le comte Boschetti et un chanteur, prêtre d’ailleurs, qui avait pour nom Jean de Gascogne. Le plan consistait à empoisonner Hippolyte, et à poignarder Alphonse au cours d’un de ces fameux bals. Après quoi, Ferrante serait proclamé duc de Ferrare et Jules prendrait auprès de lui la place du cardinal.
L’entreprise était assez bien montée et eût pu réussir. Malheureusement, durant une absence du duc, le cardinal eut la charge du gouvernement et sa police à lui était remarquablement faite. Il eut vite fait de réunir dans sa main tous les fils du complot. Quand Alphonse revint, il lui exposa l’affaire.