Dans les derniers jours du mois de février 1575, la duchesse eut un accès de fièvre. On lui fit une saignée, mais elle était si faible que l’on craignit pour sa vie. Pourtant, elle demeura ainsi, faible et sans forces, jusqu’au 10 juin, où elle fut prise d’une terrible crise d’entérite, fatale cette fois. Le 15 juin mourait à Montargis Renée de France, duchesse de Ferrare et de Montargis, une femme secrète, étrange, sur les convictions religieuses de laquelle la lumière n’a jamais encore pu être faite.
Capello (VENISE)
La sorcière de Venise
(1563)
À l’aube du 29 novembre 1563, une barque plate glissait sur l’eau noire de la lagune en direction de Fusina. Trois personnes l’occupaient : le batelier qui, du bout de sa longue perche rythmiquement balancée et plantée dans la vase du fond, faisait avancer la barque, et deux jeunes gens, un garçon d’environ dix-huit ans et une très jeune fille. Serrés l’un contre l’autre, ils se tournaient fréquemment vers le levant où le jour commençait à découper la silhouette des dômes et des campaniles de Venise. La ville à contre-jour se dessinait à l’encre de Chine sur les moirures de l’eau morte, mais les yeux inquiets des deux passagers disaient assez leur peur. On les sentait aux aguets, cherchant à saisir, malgré la distance, les échos du tocsin signalant leur fuite. Seul, le batelier, insoucieux d’un danger qu’il ne soupçonnait pas, chantait. Il avait pris les jeunes voyageurs dans sa barge à la sortie du Grand Canal. On lui avait remis une belle somme en or pour les conduire jusqu’à Fusina, et il était si joyeux en pensant à l’aisance que lui procurerait cet or.
Quant aux deux fugitifs, si la peur les tenaillait tellement, c’est parce qu’ils n’ignoraient pas le sort qui les attendait au cas où ils seraient repris : ce serait la mort sans phrases ! En effet, si le jeune homme n’était qu’un modeste commis florentin employé à la banque Salviati, se nommant simplement Pietro Buonaventuri, la jeune fille appartenait à l’une des plus riches et des plus nobles familles patriciennes de Venise. Elle s’appelait Bianca Capello, de la lignée des Grimani-Capello. Elle avait à peine seize ans. C’était la plus ravissante fille de Venise, et ses parents la destinaient au fils du doge, Girolamo Priuli…
Mais sur la trame brillante de cette destinée, l’amour avait tiré une flèche… La belle Bianca s’était éprise du garçon de banque, de ce Pietro d’origine plus que modeste, mais beau comme un dieu grec. De sa fenêtre, dans le palais paternel de San Appolinare, elle avait pu le voir, chaque jour, entrer et sortir de sa banque, et s’était éprise de lui sans même s’en rendre compte. De son côté, Pietro n’avait pas été sans remarquer cette jolie créature et il en était tombé amoureux. Peut-être à cet amour joignait-il un habile calcul ? Quelle épouse inespérée que cette patricienne pour un Buonaventuri !
Très conscient de l’effet produit sur Bianca, Pietro lui avait fait la cour, obtenu ses faveurs au point qu’assez vite un fruit bientôt visible s’était annoncé. Il fallait prendre une décision : rester, c’était l’arrestation, la mort pour le séducteur comme pour sa complice ; s’enfuir, c’était aussi la mort pour rapt. Mieux valait fuir… Au moins cela laissait une chance d’en sortir vivants.
Grâce à l’or de Bianca et à celui que Pietro avait, sans trop de scrupules, soustrait à sa banque, ils avaient soudoyé des gondoliers qui, dans la nuit, avaient arrêté leur silencieux esquif sous la fenêtre de Bianca puis fait force rames… jusqu’à la sortie du Grand Canal où la barge attendait. Maintenant, les deux amants étaient lancés dans une aventure sans retour. Ils n’avaient plus le droit, ni la possibilité, de revenir sur leurs pas.
C’était à cela qu’ils songeaient en regardant le soleil se lever peu à peu derrière les dômes dorés de San Marco. Mais déjà, la lagune devenait canal et la barque s’engageait entre les grandes herbes et les roseaux. Venise s’effaça de leur vue. Alors seulement, Bianca sourit à Pietro.
— Nous sommes libres, mon Pietro… nous avons réussi.
— C’est vrai, fit le jeune homme en écho… nous avons réussi !
C’était une constatation étonnée, comme s’il n’arrivait pas encore à y croire. Pourtant, ils étaient déjà trop loin pour que l’on pût les rattraper. À Padoue, ils trouvèrent des chevaux et prirent au galop la route de Florence, patrie de Pietro. Là, dans la capitale du grand-duché de Toscane, rien ni personne ne pourrait les atteindre… Ils se laissèrent emporter par la griserie et par la joie d’être jeunes et de s’aimer…
À Venise cependant, le drame éclatait joint à un affreux scandale. La famille de Bianca, découvrant sa fuite, faisait un bruit terrible. Tous les sbires du Conseil des Dix furent mis sur la piste des fugitifs dont, en attendant, la tête fut solennellement mise à prix du haut du pont du Rialto.
Les policiers ne purent retrouver la trace des jeunes gens, car l’eau ne garde point d’empreinte. Mais on découvrit tout de même les deux gondoliers qui avaient aidé Pietro à enlever Bianca. Ils furent arrêtés, mis à la torture avec leurs femmes et en moururent bientôt, faute de pouvoir donner des indications suffisantes. De même, l’oncle de Pietro, le vieux Buonaventuri, chez qui le séducteur avait pris pension à Venise, fut incarcéré, interrogé avec tout ce que ce mot comportait de cruauté. À son tour, le vieillard mourut de ses blessures, enchaîné au mur de sa prison.
Mais tout cela, Pietro et Bianca l’ignoraient ou ne voulaient pas le savoir. On était au cœur de l’hiver et, comme des oiseaux frileux, ils cachaient leur amour dans la vieille maison des parents de Pietro, sur la place San Marco, à Florence, en face du célèbre couvent qui avait vu Fra Angelico et Savonarole…
Évidemment, la maison du notaire Buonaventuri n’avait rien de comparable avec le palais Capello, et Bianca y connut son premier désenchantement. C’était une étroite bâtisse à deux fenêtres de façade, sombre et maussade, dans laquelle la seule distraction était de regarder passer les gens sur la place et d’entendre les cloches du couvent sonner l’office. Pietro, par crainte des sbires de Venise dont il connaissait la remarquable activité policière, y enferma Bianca purement et simplement. Elle n’eut droit qu’à une seule sortie, un soir de neige, à la nuit close. Pietro lui fit traverser la place et la conduisit à la chapelle de San Marco où un prêtre bénit rapidement leur union, consacrant ainsi religieusement une situation par trop irrégulière. Mais le danger était toujours présent. Un soir, Pietro rentra chez lui dans un état de surexcitation totale.
— Ton père ne désarme pas, lança-t-il à Bianca, sans même prendre le temps de l’embrasser. Il a promis une prime de deux mille ducats d’or à quiconque vengerait son honneur… autrement dit, lui apporterait ta tête et la mienne !
— Qu’est-ce que cela peut faire ? fit Bianca avec insouciance. Ne sommes-nous pas sur le territoire de Florence ? N’es-tu pas sujet du grand-duc Cosme Ier ? Alors ?
Pour seule réponse, Pietro prit sa femme par la main et l’entraîna vers la fenêtre de leur chambre qui donnait sur la place. Auparavant il avait eu la précaution de souffler les chandelles.
— Regarde ! ordonna-t-il. Ne vois-tu rien ?
Les yeux du jeune homme mirent quelques instants à s’habituer à l’obscurité. Mais le sol couvert de neige facilitait les choses en créant un fond clair sur lequel se détachaient les passants.